Voeux pour 2020 de Bernard Mérigot. La généralisation de l’éthique de la sollicitude, c’est pour cette année ? (Friedrich Nietzsche)

Qui adresse des voeux à qui ? Chacun est à la fois émetteur et destinataire de « voeux de bonne année ». Leurs échanges croisés constituent en ce début de XXIe siècle une pratique sociale qui est loin d’être évidente, comme si la continuité/rupture des deux journées du 31 décembre et du 1er janvier constituaient un « moment-pivot », unique et paradoxal, animé par une question pleine d’une incertitude savamment entretenue : l’année qui vient sera-t-elle semblable ou bien différente de celle qui s’est achevée ?

« Pas faire », bombage à la penture jaune sur un trottoir de Paris Ve,
place Maubert, entre la rue des Carmes et la rue Sainte Geneviève, 2 décembre 2019.
© Photographie de Bernard Mérigot.

Commentaire de l’illustration.  « Pas faire… » : c’est peint à la bombe de peinture sur le goudron du trottoir sur lequel nous posons les pieds. Nous marchons, et les trottoirs nous parlent. A qui s’adresse ce message ? A quelqu’un, forcément, quelqu’un qui va passer on ne sait pas quand, et qui devrait faire quelque chose, et qui ne doit pas le faire. Que devons-nous faire ? Que devons-nous ne « pas faire » ?

LES VOEUX DE BONNE ANNÉE DE FRIEDRICH NIETZSCHE

« Aujourd’hui, chacun ose exprimer son vœu et sa pensée la plus chère, soit ! Je veux donc dire moi aussi ce qu’aujourd’hui je me suis souhaité à moi-même et quelle pensée a été la première à traverser mon cœur cette année (…) ». C’est ainsi que Friedrich NIETZSCHE évoque en ce 1er janvier 1882 ce moment particulier, qui se répète tous les douze mois : celui de la nouvelle année. (1)

Après tout « on change de jour tous les jours », comme nous le rappelle le philosophe Nicolas GRIMALDI. Mais une fois par an, un jour advient avec « quelque chose de plus », comme si « l’existence se réinventait et se projetait hors d’elle-même » (2)

La vie sociale semble suspendue à une promesse de renouveau. « Chacun y accroche pêle-mêle son pesant d’espérances, de craintes secrètes et d’aspirations intimes », commente Stéphane FLOCCARI. (3)

CE QUI A PRÉCÉDÉ N’EST JAMAIS
CE QUI VA SUIVRE…

Mais d’où vient ce sentiment d’inquiétante étrangeté à l’égard de l’annonce de cette coupure radicale qui sépare ce qui nous a précédé de ce qui nous suivra, expression d’une double crainte de perdre ce que l’on a vécu et ne pas obtenir ce à quoi on aspire.

Il y a un an, le 1er janvier 2019, nous écrivions ici même que lannée 2018 demeurait pour les Français et les Françaises celle d’un moment de « décrochage » durant lequel « une majorité de citoyens a manifesté son sentiment de perte de confiance à l’égard de la parole de l’État, du gouvernement, de son administration, de ses juges. Le mythe de l’État bienveillant, impartial et protecteur, fantasme qu’une majorité de médias en place veut nous imposer d’une façon compulsive comme comme une vérité permanente, s’est soudain fissuré. » (4) Chaque jour, de nouveaux exemples sont apportés qu’il arrive à l’État – même s’il le nie – d’être cachotier, désinvolte, malveillant, partial, diviseur, agressif… Situation confirmée aujourd’hui, en janvier 2020, au plus fort des grèves et des manifestations contre le projet de réforme de retraite par points soutenu par le président de la République Emmanuel MACRON et par son Premier ministre Édouard PHILIPPE.

POURQUOI LA VIOLENCE ÉMEUTIÈRE ?

Un témoignage intéressant est apporté par Romain HUËT avec son livre Le vertige de l’émeute. De la ZAD aux Gilets jaunes. Il écrit que la violence émeutière (qu’il s’agisse de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, de la Loi Travail, de Parcoursup, des Gilets jaunes…) est à la fois « fascinante et inquiétante, un mode d’expression, de jeu, de simulacre et d’agressivité », et qu’elle suscite toujours les mêmes sentiments de peur, de joie, d’ivresse, de vertige et d’angoisse. Elle demeure « une expérience charnelle du politique » qui témoigne à sa façon, que notre monde commun se construit dans les oppositions, dans les tensions, dans la douleur. (5)

LE RESPECT DES CITOYENS

L’éthique de la sollicitude, ou encore l’éthique du care (de l’anglais Ethics of Care) est une notion récente qui a pris naissance dans les pays anglophones. Le mot de sollicitude employé pour le traduire regroupe un vaste ensemble de sens comprenant ceux d’attention, de soin, de responsabilité, de prévenance, d’entraide… Nous y ajouterons ceux de respect de la part de ceux qui sont en position d’exercer un pouvoir, c’est-à-dire de prendre des décisions qui ont des conséquences sur les autres : qu’il s’agisse de faire ou de ne pas faire, de faire bien ou de faire mal, ou encore – art d’excellence de l’État et des pouvoirs – de faire croire que l’on fait ou que l’on annoncé faire, alors que l’on n’a rien fait et que l’on ne fera rien. Où bien, encore mieux : faire « en général » en créant de nouveaux problèmes « particuliers »qui seront à résoudre ultérieurement. Nous retrouvons le développement d’Emmanuel KANT dans son essai de 1793 intitulé « Sur l’expression courante. Il se peut que cela soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien ». On passe ainsi du « faire / ne pas faire », au « résoudre / ne pas résoudre », puis au « ça marche / ça marche pas ».

L’une de ses manifestations concrète, dans le cadre d’une libre république, est celui du « respect citoyen », c’est-à-dire de l’égale sollicitude qui est due à l’égard de tout citoyen de la part des élus, des administrations, des services publics, des acteurs économiques… Si le respect est réciproque, les organisations collectives de pouvoir oublient la plupart du temps que leur légitimité n’est en rien une donnée première. Ce qui rend leur constitution légitime, c’est d’abord d’être au service de tous les individus qui la composent, ou à l’égard desquels elle gère par délégation les mêmes communs ( « commons »).

Comme le note Éloïse GIRAULT, la philosophie politique définit le care d’une façon globale comme « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde de sorte que nous-mêmes, ainsi que tous ses habitants, puissent y vivre le mieux possible ». (6)

« JE » SUIS « UN AUTRE »

L’éthique de la sollicitude consiste tout simplement à « prendre soin de la vie des autres », pour eux et pour moi-même, puisque chaque être humain est aussi « un autre ». Comment se fait-il que l’on oublie si souvent l’un des deux termes de cette réciprocité ? « Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous les éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie. » (7)

CONCLUSION

Vœux pour soi ou vœux pour les autres ? Ou bien vœux de soi-même à soi-même, vœux des autres à soi-même. Ou encore, voeux de soi-même aux autres ? Un vœu ne peut pas être une parole sans action. L’éthique de la sollicitude répond à ces questions puisqu’elle s’est développée au point de constituer une des vertus essentielles de la vie démocratique. Elle concerne tout le corps social en même temps que tous les corps qui le composent. Elle est multiforme, portant une égale attention aux dignités bafouées, aux besoins timides, aux désirs cachés, aux signaux faibles, à toutes les détresses humaines comme aux détresses environnementales, sanitaires, économiques, culturelles, spirituelles… Autant de détresses fragmentées exprimées tout au long de l’année 2019 (des Gilets jaunes aux manifestations contre la réforme des retraites), prémisses des détresses totales que nous savons être de notre monde. (8)

Revenons à ce qu’écrivait Friedrich NIETZSCHE dans ses vœux pour le 1er janvier 1882. Il en formulait un très beau : « apprendre toujours plus à voir le beau dans la nécessité des choses », ce que Michaël FOESSEL traduit comme « une façon de réorienter son regard », en privilégiant le beau dans le quotidien, « ce monde (qui) comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous les éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie. » (9)

Alors, la généralisation de l’éthique de la sollicitude, par tous et pour tous, c’est pour 2020 ? Ce qui reviendrait à mettre en pratique la devise de Christophe de Savigny (1530-1587) : « Tost ou tard, près ou loing, a le fort du faible besoing ».

Bernard MÉRIGOT

Piéton en marche : on ne passe pas par ici, mais par là.
Panneau invitant les piétons à contourner le chantier de construction du Tram-Train entre Évry et Massy-Palaiseau apposé sur une passerelle enjambant la rivière Orge dans le Parc de Morsang-sur-Orge / Savigny-sur-Orge, 24 décembre 2019.
© Photographie de Bernard MERIGOT/CAD.

Commentaire de l’illustration. La ligne du Tram-Train desservira onze stations entre Évry et Massy Palaiseau. Elle traverse notamment trois communes limitrophes, : Morsang-sur-Orge, Savigny-sur-Orge et Épinay-sur-Orge,.
   •   La commune de Morsang-sur-Orge comporte une station.
   •   La commune d’Épinay-sur-Orge comporte une station.
   •   En revanche, le Tram-Train traverse bien la commune de Savigny-sur-Orge, mais aucune station n’a été prévue.
Ce qui fait que les habitants de Savigny-sur-Orge,verront passer le Tram-Train, mais il ne s’arrêtera pas,. C’est comme dans le sketch des humoristes Chevalier et Laspales : ceux qui voudraient l’emprunter « auront des problèmes ». Ils devront aller soit à Morsang-sur-Orge, soit à Épinay-sur-Orge. Après tout, la marche à pied est peut-être l’avenir paradoxal des transports en commun…

DOCUMENT

VOEUX DE 1er JANVIER DE LA DÉCENNIE EN COURS
2020 – 2029

  • 2020. « La généralisation de l’éthique de la sollicitude, c’est pour cette année ? (Fredrich Nietzsche)

VOEUX DE 1er JANVIER DE LA DÉCENNIE
2010-2019

  • 2019.  « L’anthropologie politique doit avoir sa place dans l’espace public » (Friedrich Nietzsche)
  • 2018.  « Contre la fin du monde »  (Paul Valéry et Jean-Claude Schmitt).
  • 2017. « Qui s’y frotte, s’y pique » (Ne toquès mi, je poins)
  • 2016. « L ‘événement n’est pas ce qu’on peut voir, mais ce qu’il devient ».
  • 2015. « Paix, solidarités et espérances durables ».
  • 2014. « Les nouvelles exigences du bonheur citoyen » (John Dewey)
  • 2013. « La démocratie, c’est partout, et tout le temps » (Pierre Mendès-France)
  • 2012. « Que nos pratiques correspondent à nos idéaux »
  • 2011. « En finir avec l’exploitation des peurs et des humiliations »
  • 2010. « Regarder l’année passée aussi bien que celle à venir »

VOEUX EN LIGNE SUR  http://savigny-avenir.info

RÉFÉRENCES

1. NIETZSCHE Friedrich, Le Gai Savoir, Livre quatrième, § 276, in Œuvres philosophiques complètes (OPC), volume V, Gallimard, p. 189. Traduction modifiée de Pierre Klossowski, revue, corrigée et augmentée par Marc B. de Launay.
2.
GRIMALDI Nicolas, L’Homme disloqué, Paris, PUF, 2001, p. 1.
3.
FLOCCARI Stéphane,
Nietzsche et le nouvel an, Les Belles Lettres, 2017, 256 p. ISBN 978-2-35088-124-9 https://www.decitre.fr/livres/nietzsche-et-le-nouvel-an-9782350881249.html
4.
Contre la fin du monde. Voeux 2018 de Bernard Mérigot.
5.
HUËT Romain, Le vertige de l’émeute. De la Zad aux Gilets jaunes, 2019. 176 p. ISBN 978-2-13-081909-7
Romain Huët est maître de conférences en sciences de la communication à l’université Rennes 2. Auteur de plusieurs recherches sur les guérillas et les émeutes urbaines (2012-2018). Il a coréalisé le film documentaire Après le Printemps. Vie ordinaire de combattants syriens (2017) à la suite d’une ethnographie de plusieurs mois au sein de groupes rebelles syriens,
6. GIRAULT Éloïse, « Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care », La Découverte, 2009, in Revue Sociétés et Jeunesses en Difficulté, Revue pluridisciplinaire de recherche, n° 9, printemps 2010, §.3 http://sejed.revues.org/6724
7. PERREAU Bruno, TRONTO Joean, «Un monde vulnérable – Pour une politique du care », La Découverte, 2009, in Genre Sexualité & Société.  http://gss.revues.org/1699?lang=en, §.
8. Les incendies qui ont éclaté en Amazonie et en Australie durant l’année 2019 sont un malheureux exemple de l’accumulation d’une partie de ces malheurs. En Australie, et au jour ou ces lignes sont écrites, de septembre à janvier 2020 : 10 millions d’hectares brulés, 26 morts, 1 milliard d’animaux morts, 10 mille dromadaires morts…
9. FOESSEL Michaël, « Les voeux de Nietzsche », Libération, 9 janvier 2015. https://www.liberation.fr/chroniques/2015/01/09/les-voeux-de-nietzsche_1177185

LÉGENDES DES ILLUSTRATIONS

  • « Pas faire », bombage jaune sur un trottoir de Paris Ve, place Maubert, entre la rue des Carmes et la rue Sainte Geneviève, 2 décembre 2019. © Photographie de Bernard Mérigot.
  • Piéton en marche : on ne passe pas par ici, mais par là. Panneau invitant les piétons à contourner le chantier de construction du Tram-Train T7 entre Évry et Massy-Palaiseau apposé sur une passerelle enjambant la rivière Orge dans le Parc de Morsang-sur-Orge / Savigny-sur-Orge, 24 décembre 2019. © Photographie de Bernard MERIGOT/CAD.
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COMMENTAIRE du 16 janvier 2020
Sur la désobéissance épistémique

« Pour prendre une distance avec le conditionnement matriciel d’un mode de pensée historiquement dominant, la production d’un écart avec la croyance qui l’accompagne est nécessaire. Il faut désobéir aux lois d’organisation imposées par cette croyance, oser transgresser pour tester un point de départ différent, adopter une perspective différente. Celle-ci doit d’abord être apprise et construite pour sortir de la répétition. »

MAESSCHALCK Marc, « La désobéissance épistémique comme « contre-poétique » décoloniale » in MIGNOLO Walter D., La désobéissance épistémique. Rhéthorique de la modernité, logique de la colonialité et grammaire de la décolonialité, 2015 .

MIGNOLO Walter, Epistemic disobedience : rhetoric of modernity, logic of coloniality and decolonial grammar.
MIGNOLO Walter,
La désobéissance épistémique : rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et grammaire de la décolonialité, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2015, p. 185. Traduction de Yasmine JOUHARI et Marc MAESSCHALCK. ISBN 978-2-87574-235-3

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