Conseils municipaux. Le public peut-il assister aux séances ? Peut-on les diffuser par Internet ?

LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR

DE JULES FERRY À INTERNET

Bernard MÉRIGOT a participé aux travaux préparatoires des « États généraux de la démocratie territoriale » organisés à Paris les 4 et 5 octobre 2012 par le Sénat (Atelier « Approfondir la démocratie territoriale »). On lira ci-dessous le texte de son intervention.

Monsieur le président,

Faut-il oui ou non que les séances des conseils municipaux soient publiques ? Cette question a été débattue, ici même au Sénat, en 1884. C’était il y a 128 ans. D’une part la question générale est historique : elle concerne la présence physique aux séances d’assemblées délibérantes (conseils municipaux, et au-delà, conseils communautaires, conseils généraux, conseils régionaux…). Les instances où des décisions publiques qui sont délibérées sont-elles publiques ? D’autre part, la question est d’actualité depuis  qu’Internet offre la  possibilité de la présence numérique de personnes à distance, et ce, en direct ou en différé (« replay ») par Internet, puisque des communes et des communautés diffusent en direct leurs séances sur leur site, et des enregistrements vidéo. Il faut prendre la mesure que des enregistrements vidéo peuvent être réalisés aujourd’hui par n’importe qui avec un simple téléphone et être immédiatement diffusés. La pratique de la démocratie ne peut ignorer ces faits.

I. LA PRÉSENCE PHYSIQUE

En ce qui concerne le débat sur la présence physique, deux textes de loi doivent êtres cités.  Le premier est de 1855. Le second est de 1884. Vingt-neuf années les séparent. Ils témoignent d’un renversement législatif.

  • « Les séances des conseils municipaux ne sont pas publiques ». Loi du 5 mai 1855. Article 22.
  •  « Les séances des conseils municipaux sont publiques. Néanmoins, sur la demande de trois membres ou du maire, le conseil municipal, par assis et levé, sans débats, décide s’il se formera en comité secret ». Loi du 5 avril 1884. Articles 54.

Comment s’est réalisé ce renversement de la loi ? Quels ont été les arguments qui ont été échangés par les parlementaires, à la Chambre des députés, puis au Sénat, soit pour interdire la présence de public, soit pour l’autoriser ?

LA « PUBLICITÉ FACULTATIVE » DE JULES FERRY

Il faut indiquer qu’entre l’interdiction et l’autorisation, une position intermédiaire avait vue le jour à la Chambre des députés. Jules FERRY, en tant que rapporteur, propose en 1877 un système mixte, une sorte de « publicité facultative ». Son texte est rédigé de la façon suivante : « Les séances des conseils municipaux peuvent être publiques. A la première séance de chaque session ordinaire ou extraordinaire, le conseil municipal décide, par une délibération spéciale, si les séances seront ouvertes au public. » Son texte n’est pas retenu. Lors de sa séance du 12 mai 1877, la Chambre des députés adopte (par 216 voix contre 165), l’amendement déposé par Jean-Claude PERRAS, député du Rhône (de 1876 à 1885) : « Les séances des conseils municipaux sont publiques ». Le texte est repris par les rapporteurs successifs Paul JOZON, député de Seine-et-Marne (en 1880), et Émile de MARCÈRE, député du Nord (en 1882).

LAISSER LES CONSEILS DÉCIDER ?

Le Sénat refuse le texte. Il revient au système de la publicité facultative : « A l’ouverture de chaque session, le conseil municipal délibère sur la question de savoir si les séances de cette session seront publiques. Le vote a lieu à scrutin secret. »

La position est combattue par les sénateurs LAFOND DE SAINT-MÜR et DE SAINT-VALLIER. En seconde délibération, sur la proposition du sénateur LABICHE, appuyée par le ministre de l’Intérieur, le Sénat se range à l’avis de la Chambre des députés (par 130 voix pour, 128 voix contre).

La « publicité des séances des conseils municipaux » est aujourd’hui l’expression qui désigne le fait que le public puisse assister à ces séances. Elle est fixée par la loi du 5 avril 1884 après avoir donné lieu à des débats, tant à l’Assemblée nationale (12 février 1883, 6 juillet 1883) qu’au Sénat (7 février 1884, 8 février 1884, 28 mars 1884).

II. LA PRÉSENCE NUMÉRIQUE

Depuis les débats de 1884, le législateur a confirmé, par différentes dispositions, l’ouverture de la démocratie aux citoyens contenues. Cela n’empêche pas, au quotidien, certains maires et exécutifs locaux, à cacher leurs décisions, à refuser l’accès aux informations, à interdire les débats …

Le Code général des collectivités territoriales (CGCT) reconnait le principe de publicité des séances dans son l’article L. 2121-18. La loi prévoit la retransmission des séances par les moyens de communication audiovisuelle. Les conseillers municipaux , comme des membres de l’assistance, sont fondés à enregistrer les débats et à les diffuser, éventuellement sur un site internet. Ce droit, reconnu par la jurisprudence administrative, a conduit les juges à considérer comme illégale l’interdiction par le maire de procéder à un tel enregistrement, dès lors que les modalités de l’enregistrement ne sont pas de nature à troubler le bon ordre des travaux de l’assemblée communale.

L’idée de l’ « interdiction illégale » appliquée aux pouvoirs exécutifs en place n’est pas paradoxale : elle est fondatrice de la légitimité des libertés citoyennes.

Bernard MÉRIGOT


DOCUMENTS

LES CONSEILS MUNICIPAUX,
DES SOCIÉTÉS DE DIFFAMATION MUTUELLE ?

« M. Lafond de Saint-Mür. Si cette disposition est adoptée, les conseils municipaux se chargeront, à chaque session, dans les villes, de remanier de fond en comble, en quelques heures, l’organisation économique, politique et sociale de la France. (…)  La publicité des séances fournira de nouveaux éléments à ces rivalités, à ces haines personnelles qui tiennent une si grande place, vous le savez tous, dans la vie collective des petites agglomérations. (C’est évident ! à droite.) (…)

Je suis donc persuadé que si le Sénat s’associe aux conclusions de sa commission, les assemblées municipales courent le risque de ressembler en tous points, dans les villes, dans les grandes surtout, aux réunions publiques de Paris, et de devenir, dans les campagnes des sociétés de diffamation mutuelle. Voilà pourquoi je repousse la réforme. (Vive approbation sur plusieurs bancs.) »

Sénat, séance du jeudi 7 février 1884

ENTENDRE LES DISCUSSIONS
APPRÉCIER LES ARGUMENTS

« M. Barbey, membre de la commission. Eh bien, j’ai été maire pendant douze ans d’une commune importante, composée en grande majorité d’ouvriers, et je vous affirme que j’aurais été heureux que les électeurs fussent admis à entendre les discussions du conseil municipal que je présidais. (Interruptions à droite) (…)

Je crois que beaucoup d’insinuations, beaucoup de calomnies répandues dans la presse et dans le public ne se seraient pas fait jour s’il y avait eu là des auditeurs même peu sympathiques à l’administration qui auraient entendu les discussions, qui auraient apprécié les arguments développés par les conseillers municipaux et par le maire, et qui auraient pu réfuter eux-mêmes les critiques injustes répandues dans le public. (…)

Et ne savez-vous pas, messieurs, qu’en France, les désordres qui se produisent dans certaines assemblées délibérantes ne sont pas le résultat de la publicité des séances, mais de l’ardeur, de l’emportement de quelques-uns de ses membres ? (Rires) ».

Sénat, séance du jeudi 7 février 1884

C’EST IMPOSSIBLE

« M. le comte de Saint-Vallier. (…) J’ai demandé la parole, messieurs, pour déclarer que dans un nombre considérable de communes rurales, la publicité est matériellement impossible. (Approbation à droite) (…) Ce seraient de nouvelles dépenses analogues à celles que nous avons faites et que nous avons encore à faire pour les écoles. (Très bien ! très bien ! à droite et au centre.) Je vous demande donc, messieurs, de n’admettre pour les séances des conseils municipaux, ni la publicité obligatoire votée par la Chambre, ni la publicité facultative proposée par la commission. (Nouvelles marques d’approbation sur un grand nombre de bancs.) ».

Sénat, séance du jeudi 7 février 1884

L’ÉLÉVATION DE LA TEMPÉRATURE

« M. Milhet-Fontarabie. On parlait, il n’y a qu’un instant, de petites communes qui n’avaient pas de locaux suffisants. Je me suis trouvé comme maire, pendant nombre d’années, dans une commune importante mais dont la salle de délibération n’était pas très grande ; la température étant très élevée, on était obligé d’ouvrir portes et fenêtres ; de cette façon, on assistait aux séances du conseil municipal. (Exclamations et rires sur un grand nombre de bancs.) ».

Sénat, séance du jeudi 7 février 1884

FAIRE PORTER LA RESPONSABILITÉ SUR LES CONSEILLERS

« M. Emile Labiche. Si j’avais besoin de donner une preuve de l’utilité de la publicité des débats des assemblées communales, je la trouverais dans un fait qui s’est passé dernièrement, non pas dans une commune rurale, mais dans une grande ville, dans une très grande ville.

Nous avons vu un conseil municipal prendre l’initiative d’une mesure de police relative aux ordures ménagères (Rires) ; cette mesure a excité des réclamations assez vives ; on s’en est pris au maire, c’est-à-dire au préfet – c’est si commode de s’en prendre à l’autorité !

Les critiques ont perdu beaucoup de leur vivacité, grâce à la publicité, même incomplète résultant des procès-verbaux de ce conseil municipal.

S’il n’y avait pas eu cette publicité qui constatait que la mesure avait été précisément approuvée par le conseil même qui faisait entendre les réclamations les plus vives, il est certain que le préfet n’aurait pas eu une situation favorable. Mais la publicité restreinte des procès-verbaux a suffi pour faire porter la responsabilité sur les conseillers municipaux qui l’avaient encourue et pour faire accepter une mesure qui n’était pas, en définitive, si mauvaise puisque les plaintes ont cessé et qu’on paraît se résigner très facilement aujourd’hui. (Nouveaux rires et approbation sur divers bancs) (…)

Sénat, séance du lundi 3 mars 1884

LES LIBERTÉS DONT JOUISSENT LES CITOYENS

« M. Emile Labiche. Vous ne voudrez pas, par une pusillanimité, sans excuse après l’expérience faite par l’Europe entière, refuser à la démocratie française les libertés dont jouissent les citoyens de toutes les monarchies d’Europe ; vous ne voudrez pas faire une pareille injure à notre pays : aussi je fais appel à votre libéralisme, et, comme le faisait un de mes amis sous l’Empire, je demande la liberté comme en Autriche. (Très bien ! très bien ! et vifs applaudissements à gauche – L’orateur, en retournant à son banc, reçoit les félicitations d’un grand nombre de ses collègues.)

Sénat, séance du lundi 3 mars 1884

LES COMPAGNONS DE CAFÉ OU DE CABARET
FORMENT-ILS « UN PUBLIC TRÈS PASSIONNÉMENT INTÉRESSÉ » ?

« M. Bérenger. (…) Messieurs, il faut se rendre compte de ce que serait le public des communes rurales. Ce n’est pas ce public calme, un peu indifférent, appelé simplement par la curiosité, retenu d’ailleurs par le respect qui peut se rencontrer dans les assemblées parlementaires. Non, c’est un public fort directement et parfois très passionnément intéressé aux questions qui se traitent, un public qui est le plus souvent à tu et à toi avec les conseillers municipaux. (Très bien ! c’est vrai ! à droite). Tel conseiller est un ami, un camarade ; c’est souvent un compagnon de café ou de cabaret ; c’est là que s’est faite son élection, parce que ce sont les lieux publics du peuple : il n’en a pas d’autre. (…) ».

Sénat, séance du vendredi 28 mars 1884

LE CONSEILLER MUNICIPAL, ESPRIT TIMIDE

 « M. Bérenger. Et puis, après avoir parlé, incidemment en quelque sorte, de cette première considération, je vous demanderai si le conseiller municipal qui n’est point habitué à parler en public, qui peut être un esprit timide, quoique connaissant parfaitement les affaires de la commune, consentira à se livrer, en présence d’un public peut-être malveillant, assurément moqueur ou parfois tumultueux, consentira, dis-je, à se livrer à l’expression de sa pensée et pourra le faire avec la même liberté que si l’on était à huis clos. »

Sénat, séance du vendredi 28 mars 1884

II. LES SÉANCES DE CONSEIL MUNICIPAL
PEUVENT-ELLES ÊTRE DIFFUSÉES EN DIRECT
SUR INTERNET ?

Question écrite n°05849, Journal officiel du Sénat, 16 octobre 2008, p. 2057
M. Jean Louis Masson, sénateur de la Moselle, attire l’attention de Mme la ministre de l’Intérieur, de l’Outre-Mer et des Collectivités territoriales sur le cas où une personne qui assiste à un conseil municipal a décidé soit de réaliser un enregistrement sonore, soit de filmer la séance du conseil municipal. Il lui demande si, compte tenu du caractère public des séances d’un conseil municipal, le maire peut légalement s’opposer à l’enregistrement sonore ou à l’enregistrement vidéo des débats, ainsi qu’à leur diffusion ultérieure sur un site Internet.

Réponse du ministère de l’Intérieur, de l’Outre-Mer et des Collectivités territoriales, Journal officiel du Sénat, 4 décembre 2008, p. 2435.
En vertu des pouvoirs de police de l’assemblée qu’il tient des dispositions de l’article L. 2121-16 du Code général des collectivités territoriales, il appartient au maire de prendre les mesures propres à assurer le déroulement normal des séances du conseil municipal. Le principe de publicité des séances posé par l’article L. 2121-18 du même code, qui a conduit le législateur à prévoir la retransmission des séances par les moyens de communication audiovisuelle, fonde le droit des conseillers municipaux comme des membres de l’assistance à enregistrer les débats et à les diffuser, éventuellement sur un site internet. Ce droit reconnu par la jurisprudence administrative a conduit les juges à considérer comme illégale l’interdiction par le maire de procéder à un tel enregistrement dès lors que les modalités de l’enregistrement ne sont pas de nature à troubler le bon ordre des travaux de l’assemblée communale (CAA de Bordeaux, 24 juin 2003 n° 99BX01857 ; CE, 2 octobre 1992, commune de Donneville ; CE, 25 juillet 1980. M. Sandre).

RÉFÉRENCES
MORGAND Léon,
La Loi municipale, commentaire de la loi du 5 avril 1884 sur l’organisation et les attributions des conseils municipaux, Tome I, Paris, Librairie administrative Berger-Levrault, 1902, p. 362.
CHAMBRE DES DÉPUTÉS (ASSEMBLÉE NATIONALE),
Séances du 12 février 1883, du 6 juillet 1883.
SÉNAT. Séances des 7 février 1884, 8 février 1884, 28 mars 1884.
SÉNAT
, Question écrite n°05849, Journal officiel du Sénat, 16 octobre 2008, p. 2057. Réponse du ministère de l’intérieur, de l’outre-mer et des collectivités territoriales, Journal officiel du Sénat, 4 décembre 2008, p. 2435.

La Lettre du lundi de Mieux Aborder L’Avenir, lundi 22 octobre 2012

Mention du présent article : http//www.savigny-avenir.info/ISSN 2261-1819

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