Pour une anthropologie globale du politique. Vers une approche post-autoritaire (Sari Hanafi)

LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°351 lundi 6 mai, 2019

Le monde s’est-il émancipé de la condition coloniale et de l’hégémonie occidentale en matière de production du savoir ? Rien n’est moins sûr. C’est l’une des nombreuses remises en cause énoncées par le sociologue Sari HANAFI dans un article publié dans la revue internationale Dialogue Global. Professeur de sociologie à l’université américaine de Beyrouth (Liban), il est président de l’International Sociological association (ISA), l’association internationale de sociologie. Pour lui, il faut tenir compte à la fois de l’incidence du colonialisme et de l’incidence de l’autoritarisme local.

Sari HANAFI. Extrait de Global Dialogue, International Sociological Association,
Vol. IX/1, avril 2019, p.5.

 L’EXEPTION ET L’AUTORITARISME

« L’autoritarisme, tel que nous le concevons, n’est pas simplement la tendance des États à agir de façon antidémocratique en exerçant une coercition bureaucratique et policière sur la société », écrit Sani HANAFI. (1) Il ajoute que tous les États, et tous les organes qui exercent un pouvoir quelconque, ont des « moments » où ils pratiquent « l’exception et l’autoritarisme ». Lautoritarisme est « la suppression systématique de la responsabilisation ou de la participation de la population dans les décisions de l’État ainsi qu’une forte centralisation du pouvoir exécutif dans les mains d’une bureaucratie », reprenant le propos de Graham HARRISON en 2018.

DE L’AUTORITARISME À LA BRUTALISATION
(« Brutalizing authoritarianism »)

Sari HANAFI rappelle que l’une des idées maîtresses de Norbert ELIAS  exposée dans son célèbre ouvrage Sur le processus de civilisation : recherches sociogénétique et psychogénétique (2) est que « les sociétés évoluent à travers un mouvement de régression de la violence individuelle » : c’est  la pacification des comportements (« the pacification of behaviors »). Cette vision de Norbert ELIAS doit être révisée.
Nous assistons en effet aujourd’hui à ce que Josepha LAROCHE désignait en 2017 comme « le retour du refoulé », ou ce que George MOSSE qualifiait en 1991 de « brutalisation » des sociétés, soulignant ainsi une « érosion du mouvement civilisationnel ». Il en donne trois exemples :

  • les acteurs étatiques sont les principaux responsables de la brutalisation de la société par l’intermédiaire de la police et de l’armée. On peut y ajouter, dans la plupart des pays, les gouvernements, la justice et les médias, avec leurs pratiques d’accusation médiatique instantanée de citoyens innocents,
  • de nombreux acteurs non étatiques montent en puissance (comme l’État islamique, des acteurs sectaires et interstitiels, des groupes de pression… qui court-circuitent l’État).
  • les acteurs non étatiques qui opèrent à l’échelle internationale, tels que les multinationales et les marchés financiers qui constituent ce que James ROSENAU appelait en 1990 les « acteurs sans souveraineté ».

Liberté ou contrainte ? Les personnes sont-elles libres de bouger à leur guise et de faire bouger le monde ? Ou bien est-ce le monde qui les contraint à agir comme celui-ci l’entend ?
Collection « Territoires et Démocratie Numérique Locale (TDNL) », 2019.

 LA JUSTIFICATION DE LA VIOLENCE D’ÉTAT

Il existe un « état de connivence » que l’on peut caractériser par le fait que « les acteurs non étatiques agissent rarement sans qu’il y ait consentement et facilitation de la part des acteurs étatiques ». Cela entraine des conséquences :  les acteurs étatiques et non étatiques brutalisent la société, mais aussi préfigurent la brutalisation à l’échelle du monde. « Nous sommes aujourd’hui à la fois témoins et parties prenantes, les guerres, les insurrections, les guérillas urbaines, les émeutes… entraînant une « brutalisation de l’arène politique » (« brutalisation of politics »). Cela justifie que faire de la politique implique nécessairement l’exercice de la violence.

L’autoritarisme néolibéral (« neoliberal authoritarism ») est une configuration qui n’est en aucun cas le résultat d’une simple combinaison de deux termes, mais le résultat d’une articulation entre :

  • ce qui modifie le néolibéralisme (qui devient de plus en plus autoritaire),
  • ce qui modifie les régimes autoritaires (qui s’appuient de plus en plus sur le néolibéralisme).

Tout le monde sait que le néolibéralisme a engendré, et continue d’engendrer, sur le plan social et économique des injustices et un appauvrissement généralisé. Ce qui est nouveau, c’est que l’État déploie de manière systématique et délibérée un pouvoir centralisé et coercitif dans le but d’opérer une transformation capitaliste des sociétés Les forces sociales qui soutiennent l’État ne se définissent pas seulement en termes de classe (Nicos POULANTZAS), mais en termes de hiérarchies raciales et de hiérarchies de genre qui sont le produit de ce qu’Aníbal QUIJANO a appelé la « colonialité du pouvoir » (« coloniality of power »). Elle s’exerce à la fois dans le temps et dans l’espace.

L’AUTONOMIE POLITIQUE DE LA PERSONNE

Selon Maeve COOKE, il existe deux composantes interdépendantes du raisonnement pratique autoritaire :

  • Premièrement, il y a une conception autoritaire du savoir (« There are authoritarian conceptions of knowledge »).
    « Elle consiste à restreindre l’accès au savoir à un groupe privilégié de personnes et à soutenir un point de vue préservé des influences de l’histoire et du contexte, qui garantit le bien-fondé inconditionnel de leur revendication de vérité et de légitimité. »
  • Deuxièmement, il y a une conception autoritaire de la justification. (« There are authoritarian conceptions of justification »).
    « Elle opère une séparation entre d’une part la validité des propositions et des normes, et d’autre part le raisonnement des sujets humains pour lesquels ces propositions et ces normes sont proclamées valables. »

La notion de citoyen implique l’autonomie politique de chaque personne. Maeve COOKE revendique pour les citoyens le droit d’avoir une autonomie éthique (« ethical autonomy »).  Celle-ci repose sur l’intuition que la liberté de l’être humain consiste en la liberté de former et de défendre une conception du bien sur la base de raisons qui lui sont propres.


CONCLUSION
LES CITOYENS AUTORITAIRES (« Authoritarian citizens »)

L’autoritarisme existe en corrélation avec des citoyens autoritaires. Il existe plusieurs mécanismes qui en assurent la formation et la reproduction. Celles-ci sont toujours encouragées « par le haut ».
Sari HANAFI écrit :
«Authoritarian leaeders stifle the imagination : they seek gray automatons that follow their commands rather than autonomous subjects with independent personalities ».
« Les dirigeants autoritaires étouffent l’imagination : ils préfèrent de mornes automates prêts à suivre leurs ordres plutôt que des sujets autonomes et des personnalités indépendantes ».


Bernard MÉRIGOT


 RÉFÉRENCES

1. HANAFI Sari, « De nouvelles orientations pour une sociologie globale », Dialogue Global, Vol IX/1, avril 2019. http://globaldialogue.isa-sociology.org/wp-content/uploads/2019/03/v9i1-french.pdf
Sari Hanafi
est professeur à l’Université américaine de Beyrouth (Liban) et Président de l’International Sociological association/ISA (Association internationale de Sociologie) pour un mandat de quatre ans (2018-2022).

2. ELIAS Norbert, Über den Prozeß der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen (Sur le processus de civilisation : recherches sociogénétique et psychogénétique), Bâle, 1939. Rééditions 1969 et 1976.

Le livre a été publié en français en deux parties :

  • ELIAS Norbert, La civilisation des mœurs, 1974. Traduction de Pierre KAMNITZER. Correspond au chapitre : « Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes » (Métamorphoses du comportement des classes sociales supérieures en Occident).
  • ELIAS Norbert, La Dynamique de l’Occident, 1975. Traduction de Pierre KAMNITZER. Wandlungen der Gesellschaft : Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation (Métamorphoses de la société : esquisse d’une théorie de la civilisation).

La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°351, lundi 6 mai 2019

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