Comment penser les technologies de la confiance politique ? (Institut de recherche et d’innovation / Bernard Stiegler)

LA CONFIANCE POLITIQUE
PEUT-ELLE SE SITUER AU-DELÀ DE TOUT CALCUL ?

« Quelle que soit sa forme, une société est un dispositif de production de fidélité. Croire en l’autre, en lui faisant confiance, veut dire que l’on compte sur lui, au-delà de tout calcul, comme garant d’une inconditionnalité, c’est-à-dire comme garantissant des principes, une droiture, une probité… ». Bernard STIEGLER rappelle qu’historiquement les rôles de dépositaire de la confiance ont été tenus – et continuent de l’être sous des formes en évolution – par les pères, les curés, les instituteurs, les agriculteurs, les officiers, les maires… Autant de personnages chargés chacun d’une « mission surmoïque » : ceux qui croient en eux, investissent en eux. (1)

Selon Max Weber, le capitalisme a transformé la nature de l’engagement qui structurait la société occidentale – fondée sur la foi propre à la croyance religieuse monothéiste – en confiance entendue comme calculabilité fiduciaire. Est fiduciaire (fiduciarus, de fiducia : « confiance »), ce qui s’entend comme une attente d’un retour. La crise du capitalisme des années 2007-2008 a montré que la transformation de la fidélité en calculabilité, opérée par les appareils fiduciaires, a atteint une limite :  le crédit s’est massivement renversé en discrédit.

Ce processus, désigné par Max Weber et Theodor W. Adorno  comme une rationalisation, conduit à un désenchantement. Avec le développement du numérique (stade le plus récent du processus de grammatisation pour Bernard STIEGLER), réapparaissent les grandes questions posées par l’apparition de l’imprimerie qui déclenchèrent, en grande partie, la Réforme puis la Contre-réforme. Aujourd’hui, la confiance, se situe dans le monde du metadataware et des réseaux sociaux (2). La traçabilité est devenue une question primordiale. Sans parler, par exemple, des questions de paiement dits « sécurisés », proies permanentes de nouvelles formes d’escroquerie et de délit.

Comment évaluer la portée et les modèles (économiques, organisationnels, industriels, technologiques, sociaux…) capables de reconstruire aujourd’hui la confiance ?

Cinq perspectives, proposées par Bernard STIEGLER, peuvent être appliquées à la réflexion concernant la confiance politique.

  • 1. Histoire et anthropologie de la confiance
  • 2. Science, confiance, calcul et savoir
  • 3. Économie et marketing de la confiance
  • 4. Technologies et design de la confiance politique
  • 5. Confiance et politique

1. HISTOIRE ET ANTHROPOLOGIE DE LA CONFIANCE
Étude des perspectives philosophiques, historiques, théologiques et anthropologiques sur la confiance, pensées dans le contexte contemporain du numérique et de la crise économico-politique, ou en relation avec les dispositifs d’enregistrement des traces, depuis la crise induite par l’imprimerie et jusqu’au développement du monde numérique contemporain.

2. SCIENCE, CONFIANCE, CALCUL ET SAVOIR

  • La confiance est-elle réductible au calculable ? Peut-elle se passer de l’incalculable ? Est-elle réductible à une évaluation quantifiée des risques (financiers, sanitaires, nucléaires, technologiques…).
  • Comment reconsidérer la question des savoirs démocratiques discrédités et détruits par l’expertise technocratisée ?
  • Quelles issues peuvent-elles être envisagées pour surmonter la défiance qui s’installe entre société et sciences du fait des effets pervers des logiques de développement économiques agressifs ?
  • Comment faire pour que les technologies de la traçabilité soient au service d’un nouvel âge démocratique des savoirs ?

3. ÉCONOMIE ET MARKETING DE LA CONFIANCE
Dans le contexte de la crise des années 2000-2010, on parle de plus en plus de nouveaux modèles de marketing, de publicité, de monnaie… Le marketing en réseau reconstitue, en les aggravant, les effets ravageurs du consumérisme apparu au XXe siècle. Au-delà du simple calcul des risques, une ingénierie de la confiance s’est développé, en particulier sur le web.

  • Quelles difficultés le marketing en réseau entent-il dépasser ? Quelles solutions propose t-il ?
  • Que penser de la demande sous-jacente qu’il exprime ?
  • A l’heure de la menace d’éclatement de la zone euro, un nouveau commerce, fondé sur de nouvelles monnaies est-il en train de s’inventer ?

4. TECHNOLOGIES ET DESIGN DE LA CONFIANCE POLITIQUE

  • La fabrication de la confiance conduit-elle à la défiance (telles que les « cartes de fidélité ») ?
  • Quelles sont les stratégies des marques et du « marketing tribal » sur le web?
  • Comment le contrôle des données personnelles, et le profilage qui en découle, refrènent-ils le développement de systèmes de contribution ?
  • Les approches cognitivistes peuvent-elles nous apprendre quelque chose sur les conditions de constitution de la confiance ?

5. CONFIANCE ET POLITIQUE

  • Dans quelle mesure les public data modifient-ils en profondeur le rapport public/privé ?
  • En quoi sont-elles un enjeu pour les puissances publiques (collectivités territoriales et nationales, organisations internationales) ou privées (entreprises) désireuses de rétablir la confiance ?
  • Ne risquent-elles pas d’aboutir, à l’inverse de ce pour quoi certains y placent leurs meilleurs espoirs, à  une soumission du secteur public aux intérêts privés ?
  • Qu’en est-il des exceptions sur les données sensibles ? (Affaire des dossiers Wikileaks)
  • Qu’est devenue la notion de vie privée au moment où « le privé » est devenu – à l’opposé de l’intimité – synonyme de « profitable » ?

RÉFÉRENCES
1. « Les Technologies de la confiance », Entretiens du nouveau monde industriel 2011, Institut de recherche et d’innovation du Centre Georges Pompidou, Paris, 19 et 20 décembre 2011. www.iri.centrepompidou.fr. Vidéos : http://ldt.iri.centrepompidou.fr/ldtplatform/

2. Dataware. « Data » pour données, et « ware », en vieil écossais, qui signifie « objet de soin ». On le retrouve dans hardware et software. L’informatique et les technologies de l’information ont successivement porté leur attention sur les différentes couches de l’architecture numérique que sont le hard (le matériel), le soft (le logiciel) et le net (le réseau). A présent nous sommes dans le dataware. qui porte une attention particulière est aux données, à leur collecte et à leur agrégation. C’est à partir de là que des services marchands sont proposés. Les quatre vagues d’architecture qui ont marqué la conception des systèmes d’information peuvent se résumer ainsi :

  • 1. Première vague d’architecture, celle du hardware, symbolisée par IBM,
  • 2. Deuxième vague d’architecture, celle du software, symbolisée par Microsoft,
  • 3. Troisième vague d’architecture, celle du netware, symbolisée par Sun,
  • 4. Quatrième vague d’architecture, celle du web, symbolisée par Google.

Comment caractériser cette quatrième vague, celle du dataware, web 2.0. ? La manière d’accéder aux données, et de les manipuler est un enjeu technologique, industriel, économique. Pour les services des réseaux sociaux, il s’agit de capturer le plus de données sur les utilisateurs du service, et pour les moteurs de recherche, de parcourir et d’indexer le plus de documents sur le web. Le dataware peut évoluer vers un datawar, une « guerre des données » qui vise à capter et déposséder les internautes de leurs données. Il amène les acteurs qui fournissent leurs services depuis le web à constituer des infrastructures capables de gérer ces volumes colossaux de données, conduisant au Cloud computing. (Ars industrialis, www.arsindustrialis.org).

La maîtrise de l’organisation des réseaux sociaux évolue très vite dans le temps. On peut lui appliquer la phrase de Victor HUGO « Ceci remplacera cela ». De nombreuses initiatives créent de nouvelles solutions indépendantes. (Exemple du jour : « L’étudiant a créé « son » réseau social Internet, Le Parisien Aujourd’hui en France, 30 septembre 2012, p.15.)

DICTIONNAIRE
Technologie de la confiance politique.
Technologie : théorie générale et études spécifiques des outils, des machines, des procédés… La vie sociale, la vie publique, la vie politique « ne vont pas de soi ». Ainsi, la démocratie repose sur des fondements implicites qui doivent être explicités et rappelés. La confiance politique en fait partie. Il n’y a pas de démocratie sans confiance. La démocratie s’exerce notamment au travers de la démocratie représentative (suffrage universel exercé de façon périodique) et de la démocratie participative (contrôle citoyen exercé de façon continue). Seul un accès effectif des citoyens, à toutes les données publiques et à tous les documents publics, est de nature à constituer une démocratie ouverte, capable de se défendre contre tout dévoiement autocratique.

 

Mention du présent article : http//www.savigny-avenir.info/ISSN 2261-1819

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