L’inquiétant diagnostic des sociologues sur l’évolution du monde : abus de pouvoir, violences et injustices

LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°308, lundi 9 juillet 2018

A quoi servent les sciences sociales ? Quel rapport entretiennent-elles avec les pouvoirs politiques ?  Penchons-nous sur le cas de la sociologie.

« Une culture de la peur est de plus en plus utilisée par les états (…), des communautés autochtones minoritaires sont victimes de violences (…), la violence est de plus en plus utilisée comme un outil aussi bien pour opprimer que pour résister à l’oppression (…), des états fuient leurs responsabilités (…), la violence à l’égard des femmes progresse (…) ». (1)

Telles sont quelques-unes des constatations faites par la présidente de l’association internationale des sociologues (International Sociological Association, ISA). Du 15 au 21 juillet 2018, près de 6 000 sociologues (enseignants, chercheurs, étudiants…), appartenant à 115 pays du monde entier, participent à Toronto, au Canada, à leur XIXe congrès mondial consacré au thème de « Pouvoir, violence et justice: réflexions, réponses et responsabilités » (Power, Violence and Justice: Reflections, Responses and Responsibilities). Nous avons interrogé Bernard MÉRIGOT, anthropologue, qui explicite pour nous le sens de  cette manifestation et l’importance qu’elle revêt sur l’état présent de nos sociétés mondialisées.

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« Power, violence and justice. Reflections, responses and responsabilities », XIXe International Sociological Association Wold Congress, Toronto, Canada, 15-21 July 2018.

Pourquoi ceux et celles qui exercent un même métier éprouvent-ils le besoin de se rencontrer périodiquement en plein été ?
Bernard MÉRIGOT.
Pour deux raisons. La première est que les sociologues, en tant que professionnels, éprouvent le besoin d’échanger avec des collègues, de dire ce qu’ils font, de savoir ce que font les autres sociologues de par le monde, de prendre la mesure de l’évolution des thèmes, des concepts, des théories. Quels sont les sujets qui sont étudiés ? Sur quels thèmes portent les publications ? Quels sont les concepts, les travaux et les théories qui apportent quelque chose de nouveau ? Quelle est l’évolution des parcours académiques ?

Quelqu’un qui enseigne n’est pas seulement un émetteur, c’est aussi un récepteur qui reçoit les réactions des étudiants auxquels il s’adresse, du public, de la société. Participer à un congrès international est l’occasion pour un professionnel d’une discipline scientifique d’effectuer une sorte de « supervision » de sa pratique personnelle en la situant dans une altérité plus vaste.

Bien que nous soyons dans un « monde mondialisé », chacun vit dans son propre pays dans un contexte qui comporte des différences avec les autres pays du monde. Il y a des différences institutionnelles, économiques, culturelles (rôle de l’État, conditions d’exercice du métier, marché de la recherche, demande sociale, reconnaissance des diplômes, débouchés professionnels pour les étudiants…).

Que disent les sociologues en 2018 ?
Bernard MÉRIGOT. Je cite Margaret ABRAHAM, présidente de l‘International Sociological Association (ISA) en ouverture de ce colloque.

« Since the inception of the discipline, sociologists have been concerned with power, violence and justice. Current social, economic and political challenges enhance their relevance.  (2)

« Les sociologues, depuis le début de leur discipline, se sont intéressés au pouvoir, à la violence et à la justice. Les défis sociaux, économiques et politiques actuels renforcent la pertinence de leur démarche.  »

Margaret ABRAHAM est professeure de sociologie à l’Université Hofstra, institution privée d’éducation supérieure située à Hempstead dans l’état de New York. Elle a été créée en 1935, et a été intégrée à New York University avant de devenir indépendante. Margaret ABRAHAM est connue pour ses recherches sur les questions de genre, en particulier sur les femmes, et en particulier sur les façons dont les questions de genre sont liées à des concepts comme la mondialisation (Globalization), les coutumes et normes sociétales (Societal Customs and Norms) et les comportements violents (Violent Behavior). C’est une représentante de ce que les anglo-saxon appellent les « Gender Studies », les études de genre, qui se définissent comme l’étude des rapports sociaux entre les sexes.  Le « genre » étant considéré comme une construction sociale analysée par tous les domaines des sciences humaines et sociales (histoire, sociologie, anthropologie, psychologie et psychanalyse, économie, sciences politiques, géographie). C’est un secteur des sciences sociales qu’une partie de la société française – et de la classe politique – se refuse à lui reconnaître aujourd’hui, contrairement au reste du monde, le statut universitaire.

L’INQUIÉTANT DIAGNOSTIC DES SOCIOLOGUES
SUR L’ÉVOLUTION DU MONDE

En tant que représentante des sociologues, Margaret ABRAHAM décrit une série de phénomènes qui se manifestent dans nos sociétés.

  • le pouvoir des entreprises s’accroît parallèlement aux inégalités mondiales, nationales et locales, à mesure que la mondialisation capitaliste s’étend et s’approfondit.
  • la violence est utilisée comme un outil aussi bien pour opprimer que pour résister à l’oppression du fait des nouvelles configurations géopolitiques de pouvoir et des confrontations en découlent.
  • des communautés autochtones minoritaires sont victimes de violences prenant la suite des relations coloniales, et des appropriations de territoires contemporaines qui en découlent aujourd’hui.
  • des états fuient leurs responsabilités en ne fournissant pas les ressources de base aux plus vulnérables.
  • des déplacements massifs de populations ont lieu en raison des crises provoquées par processus économiques et géopolitiques mondiaux. Ils alimentent en même temps le racisme, le nationalisme et la xénophobie.
  • une culture de la peur est utilisée par les états, les entreprises et autres institutions pour susciter un soutien populaire, et justifier au nom de la sécurité des restrictions de la liberté.
  • les frontières nationales sont de plus en plus renforcées pour réduire le flux de réfugiés.
  • la violence à l’égard des femmes progresse, justifiée sur les traditions et les pratiques religieuses.

LES SCIENCES SOCIALES
ONT POUR MISSION DE CHASSER LES MYTHES

Question. Est-ce qu’il ne s’agit pas là de positions que l’on qualifie en France de « politique » ?
Bernard MÉRIGOT. Il faut tout d’abord tenir compte que les spécialistes de sciences sociales – les sociologues, les anthropologues, les ethnologues… – vivent dans la société et l’observent. Leurs sources ne sont pas constituées par les informations diffusées par les journaux télévisés, par les déclarations des présidents et des ministres, par les éléments de langage des conférences de presse, par les communiqués officiels.

Ce sont des chercheurs de terrain (les banlieues, les institutions, les entreprises, les prisons…). Leurs recherches mettent en oeuvre  des méthodes rigoureuses. Ils publient leurs travaux qui sont jugés par la communauté universitaire. Les positions qu’ils expriment sur la dureté croissante du monde moderne fait consensus parmi eux.

Celles-ci n’ont rien d’étonnant lorsqu’on on observe les choses depuis la vue la France. Il existe une Association française de Sociologie qui est membre de l’International Sociological Association.  Celle-ci a tenu son propre colloque l’an passé en 2017 à Amiens. Reprenant la formule célèbre de Norbert ELIAS, ils ont réaffirmés que les sociologues étaient « des chasseurs de mythes ». Il faut entendre par là qu’ils ne sauraient admettre sans inventaire qu’un pouvoir, quel qu’il soit, soit « parfaitement neutre » ou bien « toujours juste ». Ils ont rappelés qu’ « alors même que les inégalités sociales de toutes sortes se cumulent, et souvent s’accroissent, le rôle du sociologue est plus que jamais de découvrir les processus par lesquels divers pouvoirs parviennent à les légitimer, voir à les renforcer, tout en préservant les apparences de la neutralité et de l’universalité ».

LES TROIS MISSIONS DES SCIENCES SOCIALES

  • interroger les fondements de nos sociétés,
  • renouveler la connaissance des actions, des discours et des dispositifs qui permettent de les « gouverner » ces sociétés,
  • changer les pouvoirs politiques, mais aussi économique, médiatique, culturel, académique, religieux, familial…

Ce que les sociologues français ont dit à leur congrès d’Amiens de 2017 vaut pour l’ensemble des sciences sociales :

  • mettre en œuvre des démarches qui soient propres,
  • se fondre sur des raisonnements et des faits,
  • mobiliser des outils théoriques et empiriques originaux,
  • produire un ensemble de résultats cumulatifs qui sont susceptibles de
  • contribuer à nourrir le débat démocratique,
  • rompre avec les représentations idéologiques diverses qui dominent l’espace public.

C’est en ce sens que la sociologie et les sciences sociales sont politiques.

 

RÉFÉRENCES

1. ABRAHAM Margaret, « Power, violence and justice. Reflections, responses and responsabilities », XIXe International Sociological Association Wold Congress, Toronto, Canada, 15-21 July 2018.

INTERNATIONAL SOCIOLOGICAL ASSOCIATION (ISA), Book of Abstracts accepted for presentation at the XIX ISA World Congress of Sociology, Toronto, Canada, July 15-21, 1130 p. 2018 ISSN 2522-7025
2018_ISA_World_Congress_Abstract_Book

Pouvoir, violence et justice (Power, Violence and Justice), XIXe congrès mondial de Sociologie organisé par Association international de Sociologie (International Sociological Association / ISA) à Toronto (Canada), du 15 au 21 juillet 2018.

LÉGENDES DES ILLUSTRATIONS

  • « Power, violence and justice. Reflections, responses and responsabilities », XIXe International Sociological Association Wold Congress, Toronto, Canada, 15-21 July 2018.

La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°308, lundi 8 juillet 2018

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