« Chez-soi » est-il un concept anthropologique ?

LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°451, lundi 5 avril 2021

Chez-soi, chez-moi, chez-vous, chez-eux… : « chez » est une préposition qui se décline. Est-ce pour autant un concept ? Ou bien une famille de concepts ? Le Journal de Culture et Démocratie a publié à la fin de l’année 2020 un numéro hors-série intitulé de façon interrogative « Chez soi ? ». (1) Cette interrogation est formulée à un moment où, comme il est écrit dans la présentation, « la planète s’est enfermée dans sa quasi-totalité pour une première fois au printemps pour faire face au risque que représente le Coronavirus-19 ». Un enfermement dont l’un de ses mots d’ordre historique introduit en 2020 aura été « Restez-chez-vous ». Cette injonction paradoxale, quelque que soient ses motivations dictées par l’actualité sanitaire, doit être interrogée par les sciences sociales. C’est à ce travail que s’est livré le « Séminaire Anthropologie, Psychanalyse et Politique. Regard sur les terrains » lors de sa séance du vendredi 3 avril 2021. (2)

« Restez chez-vous, Macron demande aux Français de rester chez eux ». Extrait de Made in Marseille, 16 mars 2020. https://madeinmarseille.net/62934-coronavirus-macron-annonce-le-confinement-chez-soi

« RESTER CHEZ-SOI », C’EST ALLER PARTOUT

Le mot d’ordre présidentiel, énoncé ici dans son injonction collective par la formule « restez chez-vous », signifie pour chaque individu de « rester chez-lui », c’est-à-dire d’illustrer le « demeurer-chez-soi ». La parole macronienne doit être considérée ici comme une formidable Fake news, une fausse nouvelle, une information mensongère diffusée dans le but de tromper et de manipuler. Car « rester chez-soi » signifie exactement le contraire, c’est-à-dire : aller partout dans le monde avec son ordinateur, sa tablette, son téléphone. Certes, les déplacements physiques sont soit arrêtés, soit limités, mais les circulations de données numériques se trouvent multipliées à l’infini.
Ce qui rend supportable l’état de confinement, c’est le déconfinement débridé des circulations par Internet, sous toutes ses formes, pour échanger de façon interactive (à sens unique ou à double sens), photos, musiques,  vidéos… (sites institutionnels, associatifs et individuels, SMS, Facebook, TikeTok, Instagram, Facebook, Zoom…). Ce que l’on est empêché de faire est remplacé par une formidable ouverture : le confinement physique autorise, sans limite, toutes les libertés. Confiner des corps physiques, c’est déconfiner des corps numériques.

LE CONTEXTE IDENTITAIRE

Dans les années 1970-1980, poussée par l’économie capitaliste, un mouvement de mondialisation s’engage à l’échelle planétaire :

  • On commence à évoquer une « unification du monde » autour des termes de mondialisation, globalisation, planétarisation… et à penser en termes de flux, de déplacement, de circulation des capitaux, des personnes, et des cultures.
  • Cela a pour effet de refermer chacune des frontières sur ses territoires (Russie, États-Unis, Royaume-Uni…) autour d’identités nationales et traditionalistes.
  • La problématique du retour-de-l’habiter devient un refuge pour  chaque territoire concret de penser ses propres appartenances. Comment les recherches de terrain pensent-elles leurs manifestations individuelles et collectives ?

LA DESTRUCTION PROGRAMMÉE DU « CHEZ-SOI »

Le « chez-soi » peut connaître aussi bien le régime de la revendication enracinée, bruyante,  que l’acceptation silencieuse de sa destruction programmée. L’une de ces dernière porte un nom : celui de rénovation urbaine. Corinne LUXEMBOURG, Maître de conférence à l’École supérieure d’Architecture de Paris-La Villette, relate une expérience de terrain. Elle illustre le fait que derrière la sécurité du logis se cache la dignité des êtres. Menacer cette sécurité, c’est attenter à la dignité de ceux qui y vivent.

« Un jour, dans une commune de banlieue française, a lieu une réunion d’un conseil de quartier de prévention en présence d’un commissaire, d’un responsable de police municipale, d’un adjoint au maire, d’une représentante d’un bailleur social et d’habitant·et d’habitantes du comité de quartier désignés selon une procédure mystérieuse.
Il est question d’un programme de rénovation urbaine du quartier qui doit commencer dans les mois à venir et dont personne parmi les participant·ne donnera d’information tangible. Il est question de logements démolis d’abord, d’autres reconstruits mais après, de sorte que la possibilité pour les demandeurs de logement d’accéder à un chez-soi s’en trouve réduite. Donc, des logements seront démolis. Mais lesquels ? Quelle rue sera concernée ? Quelle cage d’escalier ? Qu’ont déjà décidé tous les responsables institutionnels
sans trouver comme nécessaire de se concerter d’abord la population vivant là ?
L’inquiétude, plutôt même l’angoisse, est palpable.
» (p. 9) (2)

C’est ainsi qu’une soft-violence détruit d’innombrables « chez-soi » d’habitants intégrés pour transformer en nouveaux déracinés dans leurs lieux de relogement imposé.

ÉTRANGE FAMILIARITÉ
FAMILIÈRE ÉTRANGETÉ

« A la recherche du concept perdu de chez-soi » pourrait être un film à la façon de « Indiana Jones. Les aventuriers de l’arche perdue » (Raiders of the Lost Ark, réalisé par Stephen SPIELBERG, 1981), c’est-à-dire une course-poursuite aux rebondissements multiples et aux retournements de situations, le sens de la séquence présente trouve chaque fois son sens dans la séquence qui la suit.
On est sans cesse confronté au spectaculaire, constamment dans l’implicite, le non-compris, voire l’incompréhensible. Cela tient au fait qu’il y a du latent, du non-révélé, du caché. Cela s’ouvre sur un paradoxe que Pascal HAMPHOUX et Lorenza MONDADA observent avec pertinence :

« Le concept de chez-soi renvoie ainsi au paradigme latent qui juxtapose des valeurs de permanence, de stabilité ou de sécurité, qui privilégie les figures spatiales de la clôture, de l’enfermement et de l’immobilité.
Si une telle configuration peut plonger ses racines dans la ratio étymologique, une autre configuration peut être imaginée, qui s’inspire du mouvement même de l’affranchissement de l’origine et d’élargissement du mot, et qui s’interroge en même temps sur les conditions de possibilités de l’identité subjective dans un rapport dynamique et nomade de l’espace.
Le chez-soi devient, selon cette dernière perspective, un rapport que le sujet recrée sans cesse avec les espaces qu’il parcourt, dans l’élaboration d’un sens qui n’est ni répétition, ni identification, mais genèse de structures et de repères produisant un sentiment d’étrange familiarité. » (p. 137-138)

BONJOUR CHEZ-VOUS

« Bonjour chez-vous » demeure pour les téléspectateurs de la série télévisé Le Prisonnier (The Prisoner, 1967), écrite par Georges MARKSTEIN et Patrick McGOOHAN, la formule répétitive qui vient clore les conversations que les personnages échangent lorsqu’ils se quittent. Les 17 épisodes de 52 minutes, soit près de 17 heures de programme rediffusées de multiples de multiple fois depuis plus de cinquante ans, et les thèmes empruntés au roman d’espionnage, à la science fiction et à la contre-culture des années 1970 (« Je ne suis pas un numéro. Je suis un homme libre »), ont marqué de nombreuses générations et continuent d’en marquer de nouvelles.
La traduction du doublage français Bonjour chez-vous traduit le « Be seeing you » (« A vous revoir », ou « A bientôt ») de la version originale. Elle s’est imposée comme une formule qui veut dire davantage qu’un « Au revoir » dans la mesure où elle évoque un prolongement, un après, en l’occurrence pour le personnage du Prisonnier n°6 interprété par Patrick McGOOHAN qui rentre « chez lui » seul, et où personne ne l’attend.

  • « Bonjour » : c’est n’avoir personne à qui s’adresser, et donc ne parler à personne.
  • « Chez-vous » : c’est la double incertitude : la prison sans cause et la prison sans durée.

CONCLUSIONS

  • Travailler « chez-soi », être « seul avec les autres »
    Les téléconférences numériques se sont aujourd’hui imposées comme le modèle distanciel universel, non seulement pour les réunions professionnelles, associatives ou personnelles, mais aussi pour les cours d’enseignement (université, lycée, collège, école élémentaire, et même maternelle), les stages de formation, les séminaires de recherche, les colloques internationaux…
  • Pour être en relation interactive avec le monde extérieur désormais – c’est une obligation – chacun doit se se débrouiller chez-lui avec son petit ordinateur personnel (sa petite webcam, son petit abonnement Internet, sa petite imprimante…) pour pallier les confinements imposés par la pandémie Covid-10 depuis 2020. Chez-soi est devenu un petit studio de télévision indispensable pour être ouvert sur le monde.
  • Une évidence s’impose : on ne reviendra jamais au régime présentiel d’avant. On n’a pas encore bien mesuré les effets de ces pratiques et de l’usage universel imposé par les logiciels de téléconférence (Zoom, Google Meet, Microsoft Teams, Skype…). Il doit être relevé que les participants du séminaire qui réfléchit au « chez-soi », sont chacun chez-lui.
  • Chacun dans une case. L’écran de chaque utilisateur se partage désormais en une série de carrés comprenant l’image animée de chaque participants. La chose n’était pas prévisible, bien que déjà imaginée par nombre de films et de séries de science fiction. Il a été anticipé depuis plus de quarante ans par la télévision, les relations sociales étant représentées selon le mode d’un échiquier. Le dispositif n’est pas anodin. L’existence consiste désormais à occuper une case dans laquelle on est à la fois chez-soi, et avec les autres. Comme disait au début d’une téléconférence un élève de collège à une enseignante : « Madame, vous avez de beaux livres, et ils sont bien rangés. »
  • Qu’est-ce qu’ un concept anthropologique ?  C’est une notion opérative, élaborée précisément au sein de cette discipline qui appartient aux Sciences humaines et sociales (en l’occurence l’anthropologie sociale, tout en demeurant ouverte aux autres disciplines comme l’ethnologie, la sociologie, la philosphie, la psychanalyse…). Appliquée à une situation, à un terrain d’observation, à un corpus constitué, elle permet de donner un sens à des phénomènes, à des comportements, à des actes individuels et collectifs. Le « chez-soi » est indéniablement un concept à la fois politique (lié à des décisions de pouvoir) et  pratique (vécu par les confinés, les télétravailleurs, les élèves des collèges, lycées et universités) dont l’apparition dans l’espace public et privé est liée à la pandémie Covid-19 de mars 2020 et aux confinements qu’elle a entrainé. Il s’agit d’un concept scientifique en formation dont il faut suivre la construction.

Bernard MÉRIGOT


DOCUMENT

CHEZ-SOI ?
Le Journal de Culture & Démocratie
Hors-série, 2020

« Chez-soi », Hors-série, Le Journal de Culture et Démocratie, Bruxelles (Belgique), 2020., 82 p. https://www.cultureetdemocratie.be/

SOMMAIRE
  • Édito, p.2
    Corinne Luxembourg
  • Le mythe du retour, p. 6
    Dominique Bela
  • L’os du chez-soi, p. 9
    Corinne Luxembourg
  • Où est le « chez-soi » des éleveurs et éleveuses nomades de Mongolie ?, p. 13
    Charlotte Marchina
  • Humain, plus-qu’humain, P. 17
    Anna Tsing
  • Chez soi, littéralement, p.21
    Maria Elena, Naty et Valérie
  • Le cauchemar comme lieu de vie, p.25
    Joseph Tonda
  • Aller ailleurs. Pourquoi ? p. 29
    Julie Romeuf
  • Sur l’advenir et le devenir du souci du « chez-soi » européen, p.33
    Christian Ruby
  • Fils d’Arabe, p.37
    Zaïneb Hamdi
  • Il n’y a pas de naturalité du chez-soi, p.40
    Entretien avec Monique Selim
  • Les lignes de fuites, p. 43
    Hamedine Kane
  • Gaza : de l’enclave au continent, p. 46
    Ziad Medhouk
  • Ici ou ailleurs, p. 49
    Nimetulla Parlaku
  • Héros sans domicile fixe, p. 53
    Toma Muteba Luntumbue
  • L’Autre, p.57
    Zaïneb Hamdi
  • Politiques du retour, p. 60
    Entretien avec Yala Kisukidi
  • Le plus long voyage, p. 64
    Basel Adoum
  • Le contretemps de l’émigration et « l’impossible retour » des migrant/migrantes haïtiens/haïciennes, p. 69
    Bodeler Julien
  • Migrants, p. 73
    Zaïneb Hamdi
Côté images
  • Tendre à une écriture collective des territoires, p.77
    Entretien avec Axelle Grégoire
  • Axel Claes, p.81
    Maryline le Corre
En ligne
  • Bloc 9
    Dominique Bela
  • Journal photographique de Beyrouth
    Entretien avec Philippe Audi-Dor

RÉFÉRENCES DE L’ARTICLE
1. « Chez-soi ? »,
Hors-série, Le Journal de Culture et Démocratie, Bruxelles, (Belgique), 2020, 82 p. https://www.cultureetdemocratie.be/productions/view/chez-soi

2. LUXEMBOURG Corinne (ed.), « Chez-soi ? », Hors-série, Le Journal de Culture et Démocratie, Bruxelles, (Belgique), 2020. Voir « Éditorial », p. 2-4.

3. « Chez-soi », Séance du vendredi 2 avril 2021, Séminaire Anthropologie, Psychanalyse et Politique. Regards sur les terrains, Détresses globales : politiques et productions de subjectivités, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH), Maison Suger, Paris 5e. (En visioconférence).
Séminaire organisé par Olivier DOUVILLE (Psychanalyste, Laboratoire CRPMS Université de Paris 7), Nicole KHOURI (Sociologue, IMAF), Julie PEGHINI (Anthropologue, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université de Paris 8, Laboratoire CEMTI), Monique SELIM Anthropologue, Directrice de Recherche émérite à l’IRD CESSMA, Ferdinando FAVA (Anthropologue, Professeur à l’université de Padoue (Italie), Laboratoire LAA UMR 7218 LAVUE).

4. AMPHOUX Pascal, MONDADA Lorenza, « Le chez-soi dans tous les sens », Architecture et Comportement/Architecture and Behaviour, Colloquia, École polytechnique fédérale de Lausanne, 1989, vol. 5 (n°2), p. 135-152. hal-01561820 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01561820/document


LÉGENDES DES ILLUSTRATIONS

« Restez chez-vous, Macron demande aux Français de rester chez eux ». Extrait de Made in Marseille, 16 mars 2020. https://madeinmarseille.net/62934-coronavirus-macron-annonce-le-confinement-chez-soi/


COMMENTAIRE
6 avril 2021

Sur le phénomène des effets provoqués par l’usage du logiciel Zoom et sur la fatigue ressentie par ses usagers (Zoom Fatigue), voir :


La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°51, lundi 5 avril 2021


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