3 décembre 1969. Il y a cinquante ans se tenait l’ « Impromptu sur la psychanalyse » de Jacques Lacan à Vincennes

LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°381, lundi 2 décembre 2019

Ce matin du mercredi 3 décembre 1969, un peu avant 12 heures 30, Jacques LACAN pénètre dans l’Amphithéâtre de l’Université de Vincennes. Il a annoncé un « Impromptu sur la Psychanalyse ». Le déroulement de la séance se révélera plutôt être un « Inattendu », comme l’atteste la transcription qui a été faite, imprimée et diffusée à l’époque, et dont on peut prendre connaissance en ligne http://www.savigny-avenir.fr/wp-content/uploads/1981/09/LACAN-Impromptu-Vincennes-3-decembre-19691.pdf

On se souvient de plusieurs interventions d’étudiants comme « Et, ça va pas ? Il nous parle de son chien ! » ou bien « Oh ! Lacan, ne te moques pas des gens, hein ! ». On ne saurait s’arrêter uniquement à ces citations qui désormais appartiennent à l’histoire de l’enseignement de la psychanalyse. Elles demeurent la surface visible d’objets plus difficiles à appréhender.

Faire l’histoire d’un événement, que celui-ci soit individuel ou collectif, relève par nature d’une construction/reconstruction psychologique et sociale. Généralement les explications uniques y sont dominantes, laissant de côté la complexité des explications multiples, du non-dit, de l’oublié, du caché.

Aujourd’hui, cinquante ans après cet événement du 3 décembre 1969, que ce soit sur le fond ou sur la forme de cette séance, de nombreuses questions demeurent ouvertes. Elles imposent de tenter de les remettre en perspective et de restituer la pluralité des « raisons explicatives » qu’elles doivent ouvrir. (1)

Casse-noisette, ballet-féérie de TCHAÏKOVSKI (1892),
adaptation du conte Casse-noisette et le Roi des souris d’Ernst Theodor Amadeus HOFFMANN (1816).
© Photographie Bernard Mérigot / CAD 2 décembre 2019.

LE « SÉMINAIRE » DE JACQUES LACAN

La semaine précédente, le mercredi 26 novembre 1969, à cette même heure de 12 heures 30, Jacques LACAN a tenu ce qu’il nomme depuis 1953, son « séminaire ». Il a pris comme sujet de l’année universitaire 1969-1970 : « L’envers de la Psychanalyse ». Durant environ deux heures, Jacques LACAN s’est adressé au nombreux public qui remplissait l’amphithéâtre que lui prête la Faculté de Droit du Panthéon à Paris. Il a été le seul à parler.

Une remarque s’impose : le « dispositif » que constitue ce type de séance n’a rien à voir avec ce que l’université ou l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), par exemple, désigne sous le nom de « séminaire » et qui a pour caractéristique générale, selon des modalités diverses de mise en œuvre, de toujours permettre aux participants d’exposer leurs questions, de préférence courtes et pertinentes, évidemment. A ce sujet, la réalité du « séminaire » de Jacques LACAN correspond à un cours durant lequel « un seul » parle. C’est un cours magistral, une conférence sans débat, sinon selon un certain nombre de témoignages, un « débat intérieur » suscité par les propos de Jacques LACAN chez les assistants à son séminaire. « Il parlait en public, et il arrivait qu’à l’écouter, tu aies l’impression  d’entendre ce que tu lui avais dit, mais repris théoriquement, ce qui lui donnait une toute autre portée », (2) déclare René TOSTAIN, médecin, psychanalyste, élève de Jacques LACAN et ancien enseignant au Département de Psychanalyse de Vincennes fondé par Serge LECLAIRE en 1968.

LES EFFETS DU DÉPLACEMENT
DE JACQUES LACAN A VINCENNES

En cette début d’année universitaire 1969-1970, Jacques LACAN « tient » successivement son séminaire le mercredi 26 novembre 1969 à la Faculté de Droit du Panthéon, puis le mercredi 3 décembre 1969 à l’Université de Vincennes, et à nouveau le mercredi 10 décembre 1969 à la Faculté de Droit du Panthéon. En ce début d’année, c’est un séminaire itinérant. Le déplacement du 3 décembre 1969 à Vincennes est porteur d’effets, notamment parce que le déplacement implique également celui du public. Il amène une question : Jacques LACAN se rend-il compte qu’à Vincennes, il n’est pas en présence du même public qu’au Quartier latin ?

On peut faire l’hypothèse que la composition de son public ne le préoccupe pas. Il est né en 1901, il a soixante-huit ans, il pense que c’est au public de s’adapter à ce qu’il dit, et non pas lui à s’adapter à son public. Mais sait-t-il que Serge LECLAIRE, qui tient son séminaire dans cette même université de Vincennes depuis 1968, le mercredi de 19 heures à 22 heures, à l’Amphi 3 exactement, est toujours suivi – et parfois interrompu – par des prises de parole de membres de l’assistance. Serge LECLAIRE les admet et les respecte dans la mesure ou la pratique universitaire impose précisément le respect d’espaces de libre parole. Pourquoi les étudiants de Vincennes traiteraient Jacques LACAN différemment qu’ils ne traitent  Serge LECLAIRE ?

« Analyticon. Impromptu sur la psychanalyse. Séminaire de Jacques LACAN du 3 décembre 1969 fait au Centre universitaire expérimental de Vincennes, page 1.
Publication du Département de Psychanalyse », ronéotypé, 8 p. Notes de Bernard Mérigot.
Texte en pdf :
http://www.savigny-avenir.fr/wp-content/uploads/1981/09/LACAN-Impromptu-Vincennes-3-decembre-19691.pdf

HISTOIRE DE L’ENSEIGNEMENT DE LA PSYCHANALYSE :
UN ÉGAL SUSPENS

La séance est peu commentée dans les années 1970. C’est depuis le début du XXIe siècle que l’on constate que l’échange entre Jacques LACAN et des étudiants fait l’objet d’un intérêt nouveau. On peut observer que les faits eux-mêmes qui sont à son origine, ainsi que les conditions du déroulement de la « séance », ont peu à peu constitué une réalité que l’on est tenté de qualifier par le terme anglais de « floating » : flottante. Des explications livrées par des commentateurs, rarement fondées sur des témoignages attestés ou sur des documents identifiés, en étant sans cesse reprises par les uns et par les autres, constituent une sorte de fiction rarement interrogée, porteuse d’effets de la nature de la rumeur.

Il est permis de se demander aujourd’hui, cinquante ans après 1969, quel regard critique nous sommes en mesure de porter à l’égard de la reconstruction sociale qui s’opère autour de cette « séance ». Peut-on adopter ce que Freud a qualifié de « Gleichschwebende Aufmerksamkeit », c’est à dire « une attention en libre suspens », ou « une attention en égal suspens » (4) que les psychanalystes anglais ont notamment traduit par « free-floating attention ».

Il ne suffit pas que « ça flotte », encore faut-il qu’une attention égale soit portée tout à la fois sur de ce que l’on sait, sur ce que l’on ignore, sur ce que l’on suppose… Et de façon rétrospective, sur ce qui a été oublié comme sur ce qui a été inventé par les uns et les autres. Il n’y a rien d’étonnant à appliquer une exigence freudienne à tous ceux qui s’inscrivent dans une relation à la « chose » psychanalytique : à interroger le désir – leur désir – de donner sens à cette séance du 3 décembre 1969.

CINQUANTE ANS  APRÈS
1969 – 2019

Sigmund FREUD, dans un texte de 1933, associe dans une même phrase, la place conquise par de la psychanalyse à l’université et les combats engagés autour d’elle. Il écrit :

« Bien que la psychanalyse soit actuellement considérée comme une science, bien qu’elle ait conquis sa place à l’université, les combats engagés autour d’elle ne sont pas encore terminés, mais, c’est avec moins d’âpreté qu’ils se poursuivent. »

FREUD Sigmund,« Éclaircissements, applications, orientations, VIe Conférence », Nouvelles conférences sur la Psychanalyse, Gallimard, 1936, p. 189. Traduction de Anne Berman. Avant-propos de Sigmund Freud, « Vienne, été 1932 ».

« Nun erwarten Sie aber nicht, die frohe Botschaft zu hören, der Kampf um die Analyse sei zu Ende und habe mit ihrer Anerkennung als Wissenschaft, ihrer Zulassung als Lehrstoff zur Universität geendet. Es ist keine Rede davon, er setzt sich fort, nur in mehr gesitteten Formen. » (GW XV, p. 149)

FREUD Sigmund, « Aufklärungen, Anwendungen, Orientierungen, XXXIII. Vorlesung », Neue Folge des Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, Gesammelte Werke, XV, p. 149.

Sigmund FREUD rappelle que la psychanalyse est une science. Aujourd’hui, presque un siècle après, on peut toujours affirmer que la psychanalyse est bel et bien une science, à la fois une Science médicale et une Science humaine et sociale (SHS), expression qui désigne l’ensemble des disciplines qui étudient les différents aspects de la réalité humaine, tant sur le plan de l’individu que sur le plan de la collectivité. Ceux qui se recommandent de la psychanalyse et ceux qui la pratiquent possèdent dans ce domaine une véritable expertise.

Il use de prudence en précisant « actuellement ». C’est l’occasion d’évoquer l’actualité de cette année 2019. Croire que le débat concernant la reconnaissance de la psychanalyse est un débat achevé, propre aux années de la première moitié du XXe siècle, est une idée fausse. Il suffit de considérer en la présente année 2019 les débats réclamant l’exclusion de l’approche psychanalytique de l’autisme, de l’enseignement psychiatrique ou bien de l’expertise familiale. La pétition « La psychanalyse ou l’exercice illégal de la médecine », dont le texte est d’une grande violence, a recueilli à la date du 5 décembre 2019 plus de mille signatures (1 019 signatures exactement) de professionnels de santé et d’avocats. Ceux-ci affirment que la psychanalyse n’apporte pas « des preuves et des données acquises de la science » et qu’elle est fondée « sur des postulats obscurantistes et discriminants sans aucune validation scientifique ». Ils réclament son exclusion des universités et des prétoires.

« La psychanalyse ou l’exercice illégal de la médecine, 5 décembre 2019 ». https://www.justicesanspsychanalyse.com/

Combat de Sigmund FREUD en 1933, combat de Serge LECLAIRE en 1968-1969, combat de Jacques LACAN … Qu’est-ce qui permet de dire que l’on est en présence d’un événement ? Existe-t-il des événements individuels et ponctuels ? Ou bien n’existent ils que comme des pièces appartenant à des mécanismes collectifs, qui se développent de façon continue ?

Au regard de l’enseignement de la psychanalyse dans l’université, ce mercredi 3 décembre 1969, qui a produit un effet de vérité, c’est-à-dire, qui a fait passer quelque chose dans le réel ? Jacques LACAN ou les étudiants ?

Bernard MÉRIGOT

RÉFÉRENCES
1. La première version de ce bref article n’a pas la prétention d’être complète. L’auteur remercie par avance ceux et celles qui lui signaleront erreurs et oublis. Le mail de la publication figure sur la page d’accueil du site.

2. « Entretien avec René Tostain , in DIDIER-WEILL Alain, WEISS Emil et GRAVAS Florence, Quartier Lacan, Témoignages sur Jacques Lacan, Denoël, 2001, p. 212.

3. LACAN Jacques, « Analyticon, Impromptu sur la psychanalyse, Séminaire du 3 décembre 1969 fait au Centre universitaire expérimental de Vincennes (C.U.E.V.) ». Titre des « Notes de Bernard Mérigot », p. 1. Fonds BM/CAD. http://www.savigny-avenir.fr/wp-content/uploads/1981/09/LACAN-Impromptu-Vincennes-3-decembre-19691.pdf

4. FREUD Sigmund, L’interprétation des rêves, PUF, 1967.

LÉGENDES DES ILLUSTRATIONS

  • Casse-noisette, Ballet-féérie de TCHAÏKOVSKI (1892), adaptation du conte Casse-noisette et le Roi des souris d’Ernst Theodor Amadeus HOFFMANN (1816). © Photographie Bernard Mérigot / CAD 2 décembre 2019.
  • « Analyticon. Impromptu sur la psychanalyse. Séminaire de Jacques LACAN du 3 décembre 1969 fait au Centre universitaire expérimental de Vincennes, page 1. Publication du Département de Psychanalyse », ronéotypé, 8 p. Notes de Bernard Mérigot. Texte en pdf : http://www.savigny-avenir.fr/wp-content/uploads/1981/09/LACAN-Impromptu-Vincennes-3-decembre-19691.pdf

La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°381, lundi 2 décembre 2019

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