Et si les élections municipales de 2020 étaient un « trompe-l’oeil politique » ?

Les deux tours des élections municipales françaises de 2020 demeureront dans la mémoire des citoyennes et des citoyens comme des élections qui ont été manipulées par les pouvoirs politiques. Le confinement du Coronavirus Covid-19 a évidemment constitué une circonstance exceptionnelle. Mais le flou et les atermoiements du président de la République Emmanuel MACRON, de son premier ministre Édouard PHILIPPE et de ses ministres, et – a quelques exceptions près – de nombreux d’élus de tout bord, ont aggravé et entretenu la plus grande confusion à l’égard du fonctionnement des institutions démocratiques.

Les « raisons d’agir » avancées comme arguments politiques et médiatiques, majoritairement admis, sont-ils constitutifs d’une vérité consensuelle appartenant d’une façon légitime à l’histoire mémorisable et transmissible ? Ou bien constituent-elles des « trompe-l’œil » discursifs, construisant une réalité qui fait voir quelque chose qui n’est pas ?

Métropolis 2020. Toujours plus haut. 28 octobre 2014. © Photographie originale de Bernard Mérigot/CAD

  • 1er tour, le dimanche 15 mars 2020. Le samedi 14 mars, le premier Ministre Édouard PHILIPPE a annoncé « la fermeture de tous les lieux publics non indispensables ». Le confinement général de la population sera annoncé le lundi 16 mars par le président de la République Emmanuel MACRON. Il débutera le mardi 17 mars à 12 H.
    Dans ce contexte, le scrutin du 15 mars – pour des raisons d’ « entendement sanitaires » et de précaution évidentes – connait un taux record d’abstention de votant. Un pourcentage officiel qui doit être encore majoré en tenant compte du nombre d’électeurs et d’électrices qui remplissent les conditions pour voter, et qui ne sont inscrits sur aucune liste électorale : de ce fait ils ne sont pas comptabilisés parmi les abstentionnistes.
    Une pensée doit être conservée à l’égard des élus, des citoyens, des fonctionnaires qui ont participé à ce scrutin et qui ont été contaminés lors de la journée. Certains en sont morts. Terrible dilemme : « Voter et mourir » ou « S’abstenir et vivre ».
  • 2e tour du dimanche 22 mars 2020. Prévu d’après la loi une  semaine suivant  le 1er tour, il a été annulé et reporté de trois mois (13 semaines exactement) pour avoir lieu le dimanche 22 juin 2020.
    Il a été préparé dans un contexte multiple : campagne électorale confidentielle, crise économique, allégresse souvent imprudente causée par les mesures de déconfinement, inquiétude à l’égard de la poursuite de la propagation de la maladie en France et dans le monde. Le « vote masqué » est la pire métaphore qu’une démocratie puisse envisager.

UNE « MÉLOPÉE LANGUIDE »

Pour Claude PATRIAT, des circonstances exceptionnelles («la» Covid-19 et les mesures de « distanciation sociale ») ont amené l’interruption brutale d’un processus démocratique et sa suspension. « En renvoyant aux calendes post-épidémiques le deuxième tour, on a rompu les amarres unissant les deux votes du premier et du second tour. Trois mois plus tard, le scrutin apparaît dévitalisé, vidé de sa substance nerveuse. La mélopée languide du temps de confinement aura creusé un fossé profond entre les attentes d’hier et les choix d’aujourd’hui. Tous les ingrédients sont là en juin pour accentuer encore la distanciation politique déjà perceptible au mois de mars. » (1)

LES OUBLIS DE L’EFFERVESCENCE ÉLECTORALE

Les campagnes électorales constituent des rituels démocratiques fondés sur une croyance : celle des électeurs qui sont enclins à croire que les candidats, une fois élus ou réélus, auront la capacité pour maîtriser et transformer le réel en lui appliquant leur programme. Stéphane CADIOU souligne que « cette vision occulte les contraintes multiples (budgétaires, techniques, médiatiques… et même les événements imprévus de l’actualité comme peut l’être une crise sanitaire) avec lesquelles composent les élus une fois en position de pouvoir. » (2) Il rappelle que trop de facteurs interfèrent et complexifient la chaîne décisionnelle. « Oublier cela, c’est se condamner aux déceptions postélectorales ». (3) Elles constituent un vaste domaine, sans cesse renouvelé.

Pour l’élu et son administration, deux questions : 1. Faire ou ne pas faire. 2. Faire ceci plutôt que cela, mettre en place celui-ci plutôt que celui-là. Autant les élus locaux des communes doivent composer avec les mobilisations régulières de groupes et d’organisations qui entendent faire valoir les intérêts de certains segments de la population. Autant les élus locaux des intercommunalités, habitant et vivant dans des contrées plus éloignées des territoires directement concernés, peuvent compter sur une relative passivité des habitants concernés (manque d’information, non communication de documents publics, difficulté à se mobiliser, arbitrages entre plusieurs projets…). Quelles décisions prises par des intercommunalités font l’objet de débats dans les communes ? La réponse doit être nuancée selon les territoires (région parisienne, agglomération, anciens « pays » d’interconnaissance). Dans la grande majorité des cas, une loi peut se vérifier : « Plus un lieu de décision est éloigné des habitants concernés, plus grande est son autonomie de gestion, et moins il a de comptes à rendre. »

Escaping criticism-by pere borrel del caso.png

Échapper à la critique. (Escapando de la crítica, 1874) de Pere Borrell del Caso (1835-1910), peintre, aquarelliste et graveur catalan. Collection Banco de España, Madrid. Extrait de Wikipedia https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Escaping_criticism-by_pere_borrel_del_caso.png

Commentaire de l’illustration. Un jeune garçon semble sortir du cadre du tableau, ses mains s’accrochent au cadre pour y prendre appui et s’enfuir. Son visage est tendu, son regard mi apeuré, mi étonné. Il enjambe le cadre du tableau en se tenant fermement aux bords. Il sort de l’œuvre.
Que fuit-il ?
Que cherche-t-il ?
De quoi a- t-il peur ?
Qu’est-ce qui se passe-t-il à l’intérieur du tableau ?
Et à l’extérieur du tableau, sur la droite ?
Moment de passage, intermédiaire entre deux fictions : une ancienne fiction intérieure, invisible, et nouvelle fiction extérieure, visible. Surgissement de l’inattendu. Frontières entre l’espace de l’œuvre, l’espace du récit, et le monde réel.
Et quelle est la
raison du titre ?

Voir : http://culturehumaniste66.ac-montpellier.fr/06_ARTS_VISUELS/PROJET_DEPARTEMENTAL/expo_arts_2014/escapando_de_la_critica.pdf

LES RATIONALITÉS INCERTAINES

La généralisation de l’abstention citoyenne lors des scrutins a pour conséquence de rendre invisibles – voire inexistantes – les relations entre les élus et les groupes de pression constitués. Il peut s’agir d’une association de loisir, de riverains d’une source de nuisance, d’habitants d’une rue… Encore faut-il que de tels collectifs se constituent au-delà de Facebook et de Twitter, et durent un minimum de temps. Gérer une ville demeure une affaire de conciliation d’intérêts et de paramètres contradictoires (« le maximum de services et d’équipements gratuits, et le minimum d’impôts locaux »). Ce qui rend de plus en plus incertaine la ralisation d’une promesse électorale au moment de faire l’objet d’une décision. (4) La méfiance des électeurs est croit chaque jour. C’est porquoi ils s’efforcent de plus en plus d’imposer aux élus, avant de voter pour eux, des Chartes d’engagement. Cela evient du donant/donant.

QUELLES ÉCHELLES DE DÉFENSE DES INTÉRÊTS ?

Les politiques publiques locales concernant l’eau, les mobilités, les déchets, l’habitat, le climat… ne relèvent plus de décisions des communes. Elles ont été toutes transférées à des instances intercommunales et à leurs administrations, qui élaborent les cahiers des charges et choisissent les prestataires de service, dans la majorité des cas privés, et appartenant à de grands groupes en situation de quasi monopole. De ce fait, le contribuable, l’abonné, l’usager, le client… (la dérive des mots est significativede la marchandisation des biens communs), rémunère des actionnaires. Rares sont les régies et les sociétés d’économie mixte encore existantes.

Stéphane CADIOU émet la réflexion suivante : « Ainsi se crée une déconnexion croissante entre l’échelle des compétences, de plus en plus intercommunales, et l’échelle des groupements de la société civile à forte dimension municipale. Doit-on parler dans ce cas de politiques publiques destinées à rester sans interlocuteurs ? »

Pour lui, la capacité d’adaptation à l’égard de ce nouveau jeu institutionnel est très limitée. Ce sont les intérêts les plus volatiles et les plus flexibles, c’est-à-dire les moins attachés à un espace particulier, qui sont en mesure de s’y ajuster.

CONCLUSION

Pas de fait sans discours. Il est difficile de séparer les faits des discours qui les constituent. Si les arguments des appareils de pouvoir appartiennent à l’archive mouvante de l’actualité, cela ne les valide pas pour autant ni comme pensée critique, ni comme vérité scientifique. Pour quelle raison ne remettons-nous pas en cause les discours qui nous sont imposés, que tous répètent à l’envie, et que nous-mêmes répétons sans y prendre garde ? Comme l’a enseigné Jacques LACAN, « tout discours se développe à partir d’un signifiant maître qui n’est rien d’autre qu’un semblant ». (5) Dominique LAURENT indique que « c’est un signifiant imaginaire qui donne son support imaginaire à ce que l’on appelle sous différents noms : autorité, pouvoir, maîtrise. C’est l’agent d’un discours… son insigne, ce au nom de quoi on parle, on agit et que l’on ne remet pas en question. » (6)

La perception des conditions du millésime 2020 des élections municipales « cuvée Covid-19 » est de la même nature que ce l’on appelle en peinture un « trompe-l’œil », une œuvre qui joue sur la confusion de la perception par le spectateur : il voit ce qu’il croit voir et qui n’est pas. Il est trompé par les moyens « mis en œuvre » – c’est le cas de le dire – pour obtenir une illusion. C’est souvent une partie de l’œuvre qui suffit à nous entraîner dans un jeu de séduction et de confusion.

En matière d’élections municipales, ce n’est ni le premier tour du 13 mars 2020, ni le second tour du 28 juin 2020 qui sont importants. Les maires sur qui les projecteurs sont braqués sont des héros de circonstance. Leurs pouvoirs et leurs moyens diminuent chaque jour : tout ce qui ne va pas est de leur faute. En revanche, tout ce qui va bien, l’est grâce à d’autres instances.

Ce qui est important, c’est le troisième tour qui se réalise dans toute la France, celui de l’élection des présidents d’intercommunalités, de syndicats intercommunaux, d’établissements publics intercommunaux, de métropoles. Ce sont ces instances, leurs présidents, leurs vice-présidents et leurs administrations qui détiennent les vrais pouvoirs sur les territoires.

Bernard MÉRIGOT


RÉFÉRENCES

1.PATRIAT Claude, « Des élections municipales en trompe-l’œil pour un nouvel ordre politique ? », The Conversation, 25 juin 2020. https://theconversation.com/des-elections-municipales-en-trompe-loeil-pour-un-nouvel-ordre-politique-141415
Claude Patriat est professeur émérite de Science politique Université de Bourgogne

A propos des « mélopées languides »
« Ces cantilènes avaient dû être recueillies, en partie, dans les plus anciens antiphones du peuple juif. Le courant gréco-romain auquel la paléographie de Solesmes rattache l’origine du plain-chant se faisait moins sentir que le courant hébraïque en ces mélopées qui rappelaient, dans le chant des lettres, avec leur côté languide et cadencé, les mélodies à la fois ingénues et subtiles de l’Orient.
Elles remontaient certainement, en tout cas, à la plus haute antiquité ; et les réparations que leur trame avait subies au dix-septième siècle et depuis, n’en avaient altéré ni la couleur, ni les contours ; elles étaient merveilleusement assorties aux offices qui, eux aussi, dataient des premiers âges de l’église, peut-être même de l’église de Jérusalem, au quatrième siècle. »
HUYSMANS Joris-Karl, L’Oblat, Stock, 1903, Châpitre X, P. 283-284. https://fr.wikisource.org/wiki/L’Oblat_(Huysmans)/Texte_entier

2. CADIOU Stéphane, « Les élus locaux sont-ils à l’abri des groupes d’intérêt ? », The Conversation, 23 juin 2020. https://theconversation.com/les-elus-locaux-sont-ils-a-labri-des-groupes-dinteret-141255
Stéphane Cadiou est maître de conférences en science politique à l’université de Saint-Étienne et chercheur au laboratoire Triangle (CNRS, ENS de Lyon, Université Lyon 2, Sciences Po Lyon, Université Jean Monnet Saint-Etienne). Ses recherches portent notamment sur la représentation locale des intérêts, les institutions locales et les réformes territoriales, la gouvernance locale.

3. HALPERN Charlotte, « Décision », dans : Laurie Boussaguet éd., Dictionnaire des politiques publiques. 3e édition actualisée et augmentée. Paris, Presses de Sciences Po, « Références », 2010, p. 201-210. URL : https://www.cairn.info/dictionnaire-des-politiques-publiques–9782724611755-page-201.htm

4. GUINAUDEAU Isabelle, PERSICO Simon, « Tenir promesse. Les conditions de réalisation des programmes électoraux », Revue française de science politique, 2018/2 (Vol. 68), p. 215-237. DOI : 10.3917/rfsp.682.0215. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2018-2-page-215.htm

5. LACAN Jacques, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Seuil, 2007, p. 83.

6. LAURENT Dominique, « D’un discours qui ne serait pas du semblant, Introduction à la lecture du livre XVIII », École de la Cause freudienne. https://www.causefreudienne.net/dun-discours-qui-ne-serait-pas-du-semblant/


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