Anthropologie du quotidien. Comment décrire l’apport de l’expérience des Gilets jaunes ?

LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°358 lundi 24 juin, 2019

Il n’échappe à personne que les manifestations des « Gilets jaunes » qui ont débuté en novembre 2018 et qui se poursuivent en cette fin de premier semestre de l’année 2019, constituent un moment historique porteur d’une expérience politique puissante, productrice de liens, de sens, de résonances, d’expériences politiques et de productions esthétiques. En un mot, elles sont constitutives de savoirs qui marquent les temporalités individuelles et collectives : il y a un « avant Gilets jaunes » et un « après Gilets jaunes ».
Comment l’anthropologie et les sciences humaines et sociales peuvent-elles traduire l’imaginaire qui a traversé – et continue de traverser – le soulèvement des Gilets jaunes ? C’est l’une des questions posées par les organisateurs des deux journées d’étude qui se déroulent à la Maison des Sciences de l’Homme de Paris Nord
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Le cri de Gilet jaune : « J’existe ! », Inscription collée sur la base d’un candélabre d’éclairage public, rue Saint-Martin, Paris, 3e, 19 décembre 2018. © Photographie Bernard MÉRIGOT / CAD.

SE DÉPARTIR DU RÉDUCTIONNISME

Les chercheurs de l’ « Atelier des Ronds-points » insistent sur le fait que, pour entrer dans l’étude sensible des Gilets Jaunes, il faut se départir des catégories réductionnistes convenues et erronées concernant le « populisme » et les « mouvements populistes ». « Un soulèvement populaire n’est rien d’autre qu’une tentative de survie à la crise sociale et écologique d’une partie de la population qui met en branle des forces par nature hétérogènes, et souvent contradictoires. »

Depuis son commencement, le mouvement des Gilets jaunes s’est construit dans une double dimension :

  • la contestation de la légitimité des élites au pouvoir et des discours qu’elles tiennent (tous les discours, et ceux de l’université et de la recherche n’y échappent pas),
  • la « re-prise de la parole » par ceux dont les voix et les actes étaient devenus inaudibles dans ce que nous nommons l’espace démocratique. Ces re-prises de paroles ont pris des formes très diverses, depuis les discussions de ronds-points, d’apparence ordinaires, en passant par les assemblées, les débats, les productions esthétiques…

S’il est dans l’ordre des choses que paroles soient échangées localement par des habitants du lieu (encore que…), il est  est inhabituel que celles-ci le soient sur des ronds-points, par des Gilets jaunes, résidents temporaires de ces espaces inexistants.

LE RETOUR DE LA RECHERCHE-ACTION

L’originalité de la démarche de l’anthropologie du contemporain, ainsi que des sciences humaines et sociales qui lui sont associées, est d’instaurer un débat entre les Gilets jaunes et les chercheurs. Les travaux d’enquête qui sont en cours ont débuté il y a six mois, en décembre 2018. Le point d’étape qui est effectué aujourd’hui en juin 2019 fait tout naturellement une place large aux récits et aux pratiques de ceux qui ont construit ce mouvement. L’esprit de l’étude de ce mouvement social est celui d’une recherche-action qui reconnaît la mise en forme des récits de ses acteurs comme constitutive de savoirs issus d’une expérience de terrain.

HISTORICITÉ ET ANTHROPOLOGIE DU CONTEMPORAIN

Marc AUGÉ, lorsqu’il a employé le terme de « contemporain », a procédé à une réorientation du champ de l’anthropologie en prenant acte de son histoire afin de lui dessiner un avenir. La contemporanéité n’est pas ici une nouvelle période historique, mais un régime d’historicité qui entretient un rapport particulier à l’histoire.

Le contemporain en anthropologie consiste à porter une attention conséquente à plusieurs choses :

  • au monde qui en train de se défaire, de se refaire, de se faire,
  • aux pratiques, aux représentations, aux institutions… qui sont en évolution permanente, en création continue,
  • aux environnements qui changent,
  • aux altérités sans cesse redéfinies en raison de la circulation mondialisée des personnes et des biens,
  • aux technologies de l’information et de la communication et à leurs effets paradoxaux : rapprocher et éloigner, unir et séparer, simplifier et complexifier.
« Au temps pour nous », rue de Rennes, Paris 6e, 13 février 2019. © Photographie de Bernard Mérigot / CAD.

UNE ANTHROPOLOGIE DES SITUATIONS

L’anthropologie ne peut rester indifférente – et les anthropologues ne peuvent rester indifférents – aux terrains contemporains. L’anthropologie doit s’en saisir et les terrains doivent la saisir. Toute observation et toute analyse du présent devient alors un projet anthropologique à l’image des Culture contact et du changement social.

L’anthropologie du contemporain s’efforce de participer à une démarche compréhensive en développant une anthropologie des situations : chaque unité d’observation prend sens dans le présent, et dans une « réalité » choisie, démêlant les fils afin de rendre compte de la complexité et des « dynamiques » à l’œuvre . Elle a trois préoccupations :

  • restituer l’épaisseur des réalités observées,
  • situer leurs tensions constitutives,
  • considérer le temps et la durée pour repérer continuités et discontinuités.

Un événement, une crise, une évolution, un exode… constituent autant d’ objets-notions travaillés au sein d’une unité, qu’il s’agisse d’un effet caché de la mondialisation, d’une autochtonie, d’une patrimonialisation, d’une acculturation, d’une environnementalisation. La saisie du monde en acte se fait toujours dans une approche réflexive.

Le choc des authenticités est aussi le choc des temporalités. L’usage varié des catégories anthropologiques contribuent à la production, hier comme aujourd’hui, d’imaginaires sociaux et culturels, de cadres de référence individuels et collectifs.

« On fait du même avec du différent » ou encore « Plus c’est différent plus c’est la même chose » sont des postulats qui ont valeur de vérité anthropologique. Ils invitent –  dans le sillage des travaux de François HARTOG, Nicole LORAUX et Marshall SAHLINS  – à porter l’attention à trois notions : anachronisme, structure et histoire. Retenons le mot d’ordre de ce dernier : « Scruter la structure en mouvement pour repérer le mouvement de la structure » .

DOCUMENT

CONTER ET DÉCRIRE
LES EXPÉRIENCES DES GILETS JAUNES
Atelier des Ronds-points
Journées d’étude

Mercredi 26 juin 2019

1. Enquête sur l’histoire des ronds-points
•   Enquête sur la cartographie historique des ronds-points, par B. Dumenieux et Maurizio Gribaudi.
•   L’observation des ronds-points par des Gilets Jaunes, par Jean Paul et Patricia, Gilet Jaune de l’Ile Saint Denis.
•   Gilets Jaunes et logistiques : univers croisés, par David Gaborieau /ANR Worklog/Paris Est.
2. Ethnographie des ronds-points et des pratiques d’assemblées
•   Le rond-point de Crolles (Grenoble), par Luc Gwiazdzinski.
•   Des ronds-points à Paris : la manifestation du samedi comme nouvelle forme de mobilisation politique, par Quentin Ravelli, CNRS (CMH).
•   La fin des cabanes. Conflits, rapports de force et reconfigurations de l’espace militant sur le rond-point de Camon, par Loïc Bonin et Pauline Liochon.
•   Comment les ronds-points sont devenus des places publiques ? Retour à partir d’observation dans l’Oise et en Seine Saint Denis, par Benoit Hazard (IIAC).
•   Le rond-point de Loch, par Olivier Morin, journaliste.
3. L’organisation d’un mouvement social
•   Témoignages des groupes de l’Oise, de l’Ile-Saint-Denis, de Pierrefitte sur leurs modalités d’organisation.
4. Nos histoires de gilets jaunes ? Les Gilets jaunes : des producteurs de savoirs
•   Introduction, par Hugues Bazin, Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche-Action.
5. L’histoire d’un soulèvement racontée par les Gilets Jaunes
•   Comment je suis devenue Gilet Jaune ? ». Témoignage par Marjory, Collectif Pantin, et Tony Gilet jaune du 78.
•   Reprendre la parole avec des posts ? par Agnès Verdurant.
6. L’expérience des ronds-points et des pratiques d’assemblée
•   D’un hiver sur le rond-point d’Allone (Beauvais) à l’association collégiale, par Michel, David, et Coralie.
•   Des femmes sur les ronds-points, par Ida Susser, Anthropologue et deux femmes gilets jaunes.
•   Poésie des ronds-points et répression des poètes, par Sylvestre Meinzer.
7. Y-a-t-il eu une fraternité des ronds-points ?
•   Petite histoire d’une banderole ?, par Benoit Hazard.
•   Le rond-point du bois de lihus, par Vincent.
•   Domu et Marco à Senlis.
•   Les maraudes de Beauvais, par Maella.
8. S’associer et composer avec les autres
•   Débat entre les gilets jaunes présents, animé par Raphael Challier, Université de Mulhouse.
•   Les gilets jaunes : des composites « a partisan » et pourtant hétérogènes.
9. Composer avec les gilets jaunes : retour d’expérience ?
•   Les Gilets jaunes chez Géodis (Genevilliers), par David et des salariés de Géodis.
•   L’expérience d’un soutien des gilets jaunes à une lutte syndicale : les clinalliances, par Thierry et des salariés des Clinalliances.
•   Des gilets jaunes face à la fermeture d’un hypermarché, par Michel Vindeninde.

Jeudi 27 juin 2019

1. Images en mouvement
Introduction, par Jean Bernard, Ouédraogo, Sylvestre, Monique, Arghyro, Christiane ,Guillaume.
Un univers sonore et esthétique du mouvement, par Benoit
Le groupe du journal « Plein le dos », par Simon, Rubert et d’autres.
Écrire la ville dans des parcours de manifestations, par le Groupe des signataires, Sophie Tissier)
2. Quelles formes pour investir et se réapproprier les espaces encodés du pouvoir ? Débat
3. Travaux en groupes sur des thèmes définis par l’atelier
Reprendre la parole et le contrôle de nos émotions,
« Actions et manifestations ».
« Écrire la violence et l’arbitraire » et autres thèmes à définir ensemble
Récit de l’arbitraire, par Stéphane Espic.
L’abécédaire Gilet Jaunes
Projet d’exposition
« 3e Traces, griffages et graphismes Jaunes »
Atelier pratique d’écriture ou de graphie

RÉFÉRENCES

1. « Conter et décrire les expériences de Gilets jaunes. Atelier des Ronds-points », Journées d’étude organisées par l’Institut interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain (IIAC), la Maison des Sciences de l’Homme-Paris Nord (MSH) et le Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche action (LISRA), 26 et 27 juin 2019, Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord, 20 avenue Georges Sand, 93210 Saint-Denis-la-Plaine (Seine-Saint-Denis).

LÉGENDES DES ILLUSTRATIONS

  • Un cri de Gilet jaune : « J’existe ! », Inscription collée sur la base d’un candélabre d’éclairage public, rue Saint Martin, Paris, 3e, 19 décembre 2018. © Photographie Bernard MÉRIGOT / CAD.
  • « Au temps pour nous », rue de Rennes, Paris 6e, 13 février 2019. © Photographie de Bernard Mérigot / CAD.

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La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°358, lundi 24 juin 2019

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