Les « Gilets jaunes » sont un analyseur psychologique, social et politique (Wright Charles Mills)

LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°344, lundi 18 mars 2019

Le mouvement des « Gilets jaunes » mobilise la France tous les samedis, de façon continue depuis le mois de novembre 2018, soit depuis quatre mois aujourd’hui. Le samedi 16 mars 2019 est la 18e semaine de manifestations dans les rues : c’est l’ « Acte 18 ». Les Gilets jaunes ne constituent pas un simple fait d’actualité politico-sociale, mais — et d’une façon essentielle — un « analyseur» : analyseur de la société, analyseur de nous mêmes, analyseur des sciences sociales qui ont pour fonction d’enquêter, d’étudier et de réfléchir sur l’espèce humaine et sur ses étranges façons de vivre en communauté.

« En raison de la manifestation des Gilets jaunes certaines stations/gares sont fermées ». Écran numérique d’information pour les voyageurs de la RATP, Station Saint-Michel, Paris, samedi 16 mars 2019.
© Photographie Bernard Mérigot/CAD.

L’ANALYSEUR « GILETS JAUNES »

On ne peut pas se satisfaire du schéma dominant qui considère les « Gilets jaunes » comme des objets susceptibles d’être commentés par l’actualité médiatique, d’être instrumentalisés par les déclarations des politiques, d’être décryptés « à chaud » dans les studios des chaînes de télévision par toutes sortes d’experts (science politique, sociologie, économie, anthropologie…). (1) Après tout, les gaz lacrymogènes, les grenades de désencerclement et les Flash-Ball (LBD), les jets des lances à eau des policiers et des gendarmes n’atteignent que les reporters de terrain « en direct », en préservant les plateaux des studios des chaînes de télévision.

Il faut renverser les termes de cette logique : les « Gilets jaunes » ne sont pas « des objets qui sont analysés », mais « des objets qui analysent », c’est-à-dire des objets appartenant à une réalité agissante produisant des effets dans plusieurs domaines :

  • sur un objet général, qui est celui de l’état de la société de ce début du XXIe siècle,
  • sur la façon dont ses membres subissent la société présente,
  • sur les moyens dont nous disposons, pour la sentir, la ressentir, la penser et en être les acteurs les moins dépendants possibles, c’est-à-dire les plus conscients possibles.
  • sur l’ensemble les contenus et des pratiques de communication ainsi que l’état présent des sciences humaines et sociales.

La sociologie, et plus particulièrement le courant de l’analyse institutionnelle, définit un analyseur comme « un évènement qui fait apparaître le non-dit d’une institution ». (2) Francis TILMAN précise que l’analyseur « oblige les forces et les intérêts en concurrence au sein d’une institution, et jusque-là occultés, à se révéler, à mettre bas les masques ». Il donne comme exemple les incidents qui font scandale et qui empêche les discours de façade pour révéler des vérités jusqu’alors occultées (intentions, partis pris, intérêts, alliances…).

L’analyseur peut être « naturel » ou « construit ».

  • l’analyseur naturel est celui qui survient dans la vie d’une organisation sans qu’il ait été provoqué à des fins d’analyse.
  • l’analyseur construit est celui qui est mis en place pour provoquer volontairement un incident dont la mise en tension forcera chacun à se dévoiler et à abattre ses cartes.

LA DÉPOSSESSION CHRONIQUE DU POUVOIR

Le sociologue américain Wright Charles MILLS (1916-1962) a défini avec justesse, il y a près de soixante ans, les deux territoires qui sont précisément occupés par cet objet et par ces moyens. Il écrit en 1959 :

« À ceux qui, de façon chronique, sont démunis de pouvoir, et dont la conscience s’arrête au milieu quotidien, il [le sociologue] révèle par son analyse le retentissement qu’entraîne sur ces milieux les décisions et les lignes de forces structurelles, et comment les épreuves personnelles rejoignent les enjeux collectifs. Ce faisant, il révèle ce qu’il a découvert concernant les actes des puissants. Telles sont les missions éducatives dont il est investi, et ce sont là également ses grandes missions auprès de la collectivité, s’il est appelé à s’adresser à un grand public. » (3)

Nous retiendrons les définitions que donne Charles Wright MILLS.

  • l’état social des gilets jaunes, qui comme toute minorité exclue, est composée de « ceux qui, de façon chronique, sont démunis de pouvoir, et dont la conscience s’arrête au milieu quotidien »,
  • les épreuves personnelles qui rejoignent les enjeux collectifs,
  • le pouvoir qui est constitué par les « actes des puissants »,
  • la mission du chercheur en sciences sociales, auxquels nous ajouterons celle du citoyen éclairé et actif, qui est de « révéler ce qu’il a découvert concernant les actes des puissants ».

Charles Wright MILLS est connu pour avoir développé le concept de « Sociological imagination », c’est-à-dire d’ « d’imagination sociologique ». Elle consiste pour le chercheur à « se mettre provisoirement à la place de l’ « autre », de celui que l’on veut étudier dans ses motivations sans risquer de se perdre dans un dédale de jugements moraux : que ce soit la personne de sexe opposée, l’enfant ou le vieillard, l’immigrant, le criminel, ou tout ce que l’on n’est pas, mais sans pour autant adopter de manière définitive ses points de vue ou ses croyances », comme le note Yves LABERGE. (4)

LE MILIEU DU QUOTIDIEN

Que signifie « une conscience qui s’arrête au milieu du quotidien » ? Il ne s’agit en aucune façon d’une sous-intelligence du monde. Tout au contraire, il s’agit d’une dénonciation du « milieu quotidien », de cet espace limité et contraint à l’intérieur duquel de plus en plus de Français vivent. Le slogan des Gilets jaunes « Fin du monde, fin de mois, même combat » en est la parfaite expression comme l’atteste cet extrait du Dauphiné libéré qui relate une manifestation qui a lieu à Albertville (Savoie).

« Ce samedi 9 mars (2019), comme les précédents, les Gilets jaunes sont au rond-point à l’entrée nord d’Albertville. Ils distribuent des tracts sans bloquer la circulation. Et préparent la mobilisation de samedi prochain. En plus de cette occupation de rond-point, ils rejoindront l’association “Nous voulons des coquelicots” pour une marche pour le climat et la justice sociale, au départ du parc olympique à 10 heures. Leur slogan commun sera : « Fin du monde, fin du mois, même combat ». L’après-midi, de 15 à 18 heures, une marche pour le climat aura également lieu à Chambéry, sur le principe de plusieurs défilés convergents vers la place de la mairie. » (5)

BLESSURES ET DÉFAITES POLITIQUES

Le phénomène des Gilets jaunes, après quatre mois d’existence, et dix-huit samedi continus de manifestations dans toute la France, sont la démonstration, comme le dit Alain FAURE, que « les politiques ne se construisent que dans la blessure et les défaites » (6), blessures des uns et blessures des autres, défaites des uns et défaites des autres. La vie collective bienveillante, sereine et apaisée demeure une espérance.

RÉFÉRENCES

1. La cha^ne de télévision d’informations continues BFM TV affiche en ce mois de mars 2019, lors de ses émissions en direct, un bandeau placé en bas de l’écran qui mentionne « Priorité au décryptage ». En fait de décryptage, il s’agit d’un placage de descriptions, d’informations et d’argumentaires dont l’ambition se limite à répondre, sous l’angle de l’immédiateté et du sensationnalisme, se limitant aux questions « Que se passe-t-il ? », « Que va-il se passer ? ». Un décryptage déjà formaté et mis en récit. Bien avant que l’évènement ne se produise, son commentaire préexiste déjà. Il vient rejoindre les éléments de langage diffusés par les conférences de presse et les points-presse des autorités à l’intention des journalistes.
2. TILMAN Francis,
« L’analyse institutionnelle », Le Grain ASBLI, 24 octobre 2005.  http://www.legrainasbl.org/index.php?option=com_content&view=article&id=118
3. MILLS Charles Wright,
The Sociological Imagination, 1959.
MILLS Charles Wright,
L’imagination sociologique, Paris, Éditions La Découverte, 2015. Traduction française.
4. LABERGE Yves,
« Charles Wright Mills, L’imagination sociologique », Amerika, Mémoires, identités, territoires, n°17, 2017, https://journals.openedition.org/amerika/8265
5.
« Albertville. Gilets Jaunes. Fin du monde, fin du mois : même combat », Le Dauphiné libéré, 9 mars 2019.  https://www.ledauphine.com/savoie/2019/03/09/albertville-fin-du-monde-fin-de-mois-meme-combat
6. FAURE Alain,
« Les gilets jaunes vivent quelque chose d’euphorisant », Le Dauphiné, 19 décembre 2018. Alain Faure est directeur de recherche au CNRS.

LÉGENDES DES ILLUSTRATIONS

  • « En raison de la manifestation des Gilets jaunes certaines stations/gares sont fermées ». Écran numérique d’information pour les voyageurs de la RATP, Station Saint-Michel, Paris, samedi 16 mars 2019. © Photographie Bernard Mérigot/CAD.

La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°344, lundi 18 mars 2019

COMMENTAIRE du 25 mars 2019
J. KELL

UNE INCROYABLE VIOLENCE

Le samedi 23 mars 2019, Geneviève LEGAY, militante associative âgée de 73 ans, habitant Nice (Alpes Maritimes), se trouve Place Garibaldi. Des policiers, des CRS, chargent. Elle est grièvement blessée à la tête et transportée à l’hôpital.

Le lendemain dimanche 24 mars, à l’Aéroport de Nice, le président de la République Emmanuel MACRON, accorde un entretien au journal Nice Matin. Interrogé sur cet incident il déclare « Je souhaite d’abord qu’elle se rétablisse au plus vite et sorte rapidement de l’hôpital, et je souhaite la quiétude à sa famille. Pour avoir la quiétude, il faut avoir un comportement responsable. Je pense que quand on est fragile, on peut se faire bousculer, on ne se rend pas dans des lieux qui sont définis comme interdits et on ne se met pas dans des situations comme celle-ci. Cette dame n’a pas été en contact avec les forces de l’ordre. Elle s’est mise en situation d’aller dans un endroit interdit, de manière explicite, et donc d’être prise dans un phénomène de panique. Je le regrette profondément, mais nous devons, partout, faire respecter l’ordre public. Je lui souhaite un prompt rétablissement, et peut-être une forme de sagesse.

Cette déclaration d’Emmanuel Macron, sous l’apparence d’un faux « bon sens » (« Quand on est fragile… »), est d’une nature profondément perverse. Elle est porteuse d’une incroyable violence. Elle constitue une discrimination fondée sur l’âge et la condition physique des citoyens comme critère pour déterminer qui a le droit et qui n’a pas le droit, de se trouver dans la rue pour y exprimer des idées.

La logique de l’État est aujourd’hui de sous-entendre une idée-limite, celle d’une nouvelle légitimité démocratique qui prendrait la forme – pourquoi pas ? – d’un examen médical qui délivrerait un certificat d’aptitude physique, condition préalable pour être autorisé à manifester.

Alors que l’on peut être dans la rue sans être un manifestant affirmé. Comment distinguer le manifestant et le passant ? Comment faire la part entre être là, hic et nunc, et manifester la-bas et demain ? Comme dans l’amour courtois lorsqu’on déclarait sa flamme, désormais pour manifester, il faut aussi se déclarer  ? Manifestant ou non manifestant ? Manifestation déclarée ou manifestation non déclarée ? Manifestation autorisée, ou manifestation non autorisée ? Une démocratie procédurale est en train de se construire. Elle réduit la démocratie effective comme une peau de chagrin.

Qui peut certifier qu’un Gilet jaune blessé lors d’une manifestation était vraiment en bonne santé avant de s’y rendre et d’être atteint par un tir de Flash-Ball (LBD) ? Avait-il vraiment ses deux yeux avant d’en perdre un ?

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