« Une coalition est toujours menacée de dissociation ». L’élection présidentielle française d’Emmanuel Macron de 2017 est un exemple de la pensée d’Emmanuel Kant

LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°242, lundi 3 avril 2017

L’élection présidentielle française des 23 avril et 7 mai 2017 restera sans doute dans l’histoire comme celle au cours de laquelle la France a définitivement quitté la Ve République pour s’engager dans un nouvel espace républicain, confus et incertain. La lecture de l’ «Anthropologie du point de vue pragmatique» d’Emmanuel KANT, publiée en 1798, constitue un guide précieux pour nous orienter.

Les français sont-ils un exemple de ce qu’Emmanuel KANT considère comme étant  « continuellement en opposition les uns avec les autres » ?  L’élection présidentielle des 27 avril et 7 mai 2017 est certainement, de toutes celles de la Ve République, l’élection dans laquelle des électeurs auront été les plus déroutés, et les plus déchirés. A l’exemple de ces affiches collées et recollées, chacune sur la précédente, chaque couche la plus en surface laissant voir la couche la plus profonde. Métro parisien de la ligne RATP n°6 Gare-d’Austerlitz – Boulogne Pont de Saint-Cloud, Station Sèvres-Babylone, 31 mars 2017. © Photographie CAD / BM 2017

« LE VOTE D’ÉLIMINATION »
A REMPLACÉ « LE VOTE DE CHOIX »

Sans que l’on comprenne par quels enchantements, ou par quels maléfices, l’idée d’organiser avant l’élection officielle, des élections primaires facultatives :

  • une élection primaire « à droite » (Primaires de la droite et du centre, les 20 novembre 2016 et 27 novembre 2016),
  • une élection primaire à gauche (Primaires citoyennes de la gauche, les 22 janvier 2017 et 29 janvier 2017).

Cela aura été une fausse bonne idée. Il est étonnant qu’aucun candidat qui s’y est soumis n’ait anticipé les effets pernicieux qu’elles auraient pour lui. Ces primaires, outre leur caractère anticonstitutionnel à l’égard de ce qui est au fondement de la Constitution de la Ve République,  ont instauré des votes d’élimination dont les victimes expiatoires auront été :

  • d’un côté, Manuel VALLS, ancien, premier ministre, et François HOLLANDE (président de la République sortant, qui a renoncé à se représenter),
  • et d’un autre côté, Nicolas SARKOZY, ancien président de la République, et Alain JUPPÉ, ancien premier ministre.

Quant-aux deux vainqueurs des deux primaires, François FILLON (primaire de droite), et Benoît HAMON (primaire de gauche), leur victoire ne fut, ni pour l’un, ni pour l’autre, le signal d’un quelconque ralliement en leur faveur de leurs concurrents du premier tour. Au contraire, il fut le début pour chacun, d’une campagne de défiances, de trahisons, d’attaques, et de dénigrements qui constitua un douloureux calvaire pour eux.

Tout cela, sous les yeux des candidats, comme Emmanuel MACRON, Jean-Luc MELENCHON, Nicolas DUPONT-AIGNAN, Marine LE PEN et quelques autres, qui se présentèrent sans s’être soumis à une quelconque élection primaire, accréditant qu’il existait deux voies parallèles d’accès à l’élection présidentielle : celle qui passe par une élection primaire, et celle qui s’en dispense, chacune des deux voies étant tout aussi légitime que l’autre. Alors, pourquoi s’embarrasser de fatigantes et coûteuses primaires ? On reprendra à ce propos ce qu’écrivait Paul VALÉRY : «A quoi bon ?»

Le mécanisme du vote des primaires n’a pas constitué un choix positif, mais un choix négatif d’élimination de candidats. Mieux, elle a empêché toute possibilité d’un quelconque rassemblement lors du vote officiel du premier tour. Cette situation paradoxale rappelle ce qu’écrit Emmanuel KANT, lorsqu’il décrit l’espèce humaine dont la caractéristique est que les individus qui la compose  y sont « continuellement en opposition les uns avec les autres ». (1)

UNE COALITION TOUJOURS MENACÉE
DE DISSOCIATION

« L’espèce [humaine] est une masse de personnes qui existent les unes après les autres, et les unes à côté des autres ; ils ne peuvent pas se passer d’une pacifique coexistence, et pourtant ils ne peuvent pas éviter d’être continuellement en opposition les uns avec les autres ; et par conséquent, ils se sentent destinés par la nature, à former, sous l’effet de la contrainte réciproque des lois dont ils sont eux-mêmes les auteurs, une coalition qui, toujours menacée de dissociation, est toutefois un progrès au niveau général ; elle constitue ainsi une société cosmopolite (cosmopolitissimus) ».

Emmanuel KANT nous prévient : l’espèce humaine se sent «destinée par la nature». Curieux constat que celui de se sentir, d’être en quelque sorte habité par une inclination à former une coalition toujours menacée de dissociation. Rien n’est sûr, rien n’est permanent : tout peut être remis en question, à tout moment. L’incertitude est permanente.

Le cosmopolitisme (du grec cosmos, univers, et politês, citoyen) est la référence par laquelle le citoyen d’un État se projette dans l’échelle mondiale. Se dire cosmopolite revient à se dire citoyen du monde. Une telle citoyenneté peut-elle se penser de la même manière que la citoyenneté nationale ? Tout dépend si on la considère comme un principe constitutif ou bien comme un principe régulateur.

PRINCIPE CONSTITUTIF
OU PRINCIPE RÉGULATEUR ?

« La société [cosmopolite] est une idée inaccessible en soi, qui n’est pas un principe constitutif (permettant d’attendre une paix se maintenant au milieu des actions et des réactions les plus vives des hommes), mais seulement un principe régulateur : il s’agit de la suivre avec application, comme destination du genre humain, non sans qu’on ait raison de supposer une tendance naturelle vers cette fin ».

L’entendement (du latin intendere, tendre vers, tourner son attention vers), est la faculté intellectuelle qui permet de saisir les problèmes et les situations. Emmanuel KANT définit l’entendement (Verstand) comme la faculté de créer des concepts. Il permet « la synthèse du divers », c’est-à-dire l’unification des données apportées par l’intuition sensible en les ordonnant au travers des catégories, au nombre de douze, qui sont les idées les plus générales que l’on puisse penser.

« Je cherche une lampe qui n’éclaire pas ». Entendu au Bon Marché par Loïc Prigent. Vitrine,  Magasins du Bon Marché, Paris, 31 mars 2017. © Photographie CAD / BM 2017

« CES GENS SONT TROP ÉLOIGNÉS
DU RESTE DES HOMMES »

Étonnante acuité de la pensée d’Emmanuel KANT publiée en 1797 dans la préface de son Anthropologie du point de vue pragmatique. Il reprend la distinction entre connaitre le monde et avoir l’usage du monde.

  • connaître le monde (Welt kennen). C’est «comprendre le monde dont on est le spectateur». (p. 11)
  • avoir l’usage du monde (Welt haben in ihrer). Comme il écrit : «on est entré dans le jeu». (p. 11)

On entre dans le jeu lorsqu’on a compris. Seulement, lorsqu’on est entré dans le jeu, on ne comprend plus. Un point de vue que l’anthropologue partage, car « les gens, s’ils sont proches les uns des autres, sont trop éloignés du reste des hommes ».

A méditer, par les tous les citoyens, les électeurs et les candidats.

RÉFÉRENCES
1. KANT Emmanuel,
Anthropologie du point de vue pragmatique, Vrin, 1964, p. 168. Traduction de Michel Foucault., p. 168-169.

ARTICLES CONCERNANT KANT en ligne sur http://www.savigny-avenir.info

La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°242 lundi 3 avril 2017

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