L’histoire et les sciences sociales sont-elles de fausses sciences ? (Patrick Boucheron)

LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°230, lundi 9 janvier 2017

LE MONDE PARADOXAL
DE LA « POST-VÉRITÉ » HISTORIQUE

« Nous sommes dans un moment paradoxal où l’histoire est convoquée comme science auxiliaire d’un discours idéologique, ce qui la transforme en fausse science ». (1) L’historien Patrick BOUCHERON, constate aujourd’hui une tendance générale à ce qu’il appelle la « post-vérité » (Post-truth en anglais). Il la défini non pas comme un mensonge, mais comme « une indifférence apportée au réel ». Il prend comme exemples les chiffres concernant l’immigration ou le réchauffement climatique : chaque fois l’histoire, et les historiens, se trouvent prise en otages par le discours politique, subissant des pratiques idéologiques fondées sur une discrimination entre les faits, les documents et leur utilisation.

Le paradoxe du regard sur la post-vérité historique
Affiche déchirée, Station Denfert-Rochereau du Métro , Paris15 janvier 2017
©  Photo CAD / BM 2017

Les pratiques de post-vérité sont générales. « Cela ne vient pas que de la droite. Une partie de la gauche et même de la gauche radicale se perd dans cette pratique d’une histoire qui exalte et simplifie, au mépris de la complexité du réel : ce n’est pas le même tri que celui fait par la droite, mais c’est tout de même un tri ».

Aucune pensée ne saurait être étrangère au monde. Comme l’écrit Patrick SAVIDAN, « la certitude est un repos que l’intelligence ne doit jamais connaître ». (2) La critique de la certitude ne sonne pas le glas de la vérité : elle en rappelle l’exigence. Il fait référence à l’œuvre du philosophe pragmatiste John DEWEY (1859 – 1952) qui n’a au de cesse, toute sa vie durant, de dénoncer les séductions multiformes du sentiment de certitude qui s’exercent sur les individus. (3) Sa leçon est claire. Elle n’est ni simple à entendre, ni aisée à mettre en œuvre : la certitude n’est pas à concevoir comme l’horizon terminal de la pensée ; elle est un fardeau, un risque permanent, une tentation dont il lui faut se méfier.

L’HISTOIRE EST UN
« SAVOIR CRITIQUE SUR LE MONDE »

Les pratiques qui consistent à utiliser l’histoire dans des batailles idéologiques, se renforcent et s’intensifient durant les périodes électorales.

« L’histoire n’est pas un art d’acclamation ou de détestation mais un savoir critique sur le monde. Or, cette évidence que l’on croyait acquise rencontre tant d’adversaires aujourd’hui qu’il est bon de la défendre à nouveau. Il a été surprenant de voir resurgir intactes des questions qui nous semblaient réglées depuis longtemps. »

« On ne peut plus se contenter aujourd’hui d’opposer à des récits simplificateurs et mensongers le démenti de la déconstruction des discours, sur l’air lassant du « c’était plus compliqué que cela ». Mais à partir de cette pensée critique qui est notre seule méthode, qu’il convient de relancer un récit qui soit également entraînant tout en étant scientifiquement rigoureux. »

« Si l’on travaille sur la vague actuelle de terrorisme islamiste, on peut légitimement se poser la question de savoir s’il trouve son point de départ dans les années 1990 avec le GIA et les conséquences de la guerre civile algérienne. Mais si l’on croit pouvoir le faire remonter au temps des croisades et de la secte des « assassins » dans la Syrie du XIIIe siècle, on tombe dans le piège idéologique commun à tous les fondamentalismes identitaires qui exaltent l’origine pour nier l’histoire. Les origines de la France, ce n’est pas Clovis, ni saint Louis. Une des manières de déjouer le piège est de dire : dans les frontières de la France, quelle est la plus ancienne attestation archéologique de présence humaine ? Il semble que ce soit la grotte Chauvet. On commence donc avec la préhistoire. » (4)

RÉFÉRENCES

1. BOUCHERON Patrick, « Il faut réinventer une manière de mener la bataille d’idées », L’Humanité Dimanche, 5 janvier 2017. Entretien réalisé par Stéphane Sahuc et Lucie Fougeron.
BOUCHERON Patrick
(sous la direction de), Histoire mondiale de la France, Éditions du Seuil, 2017, 798 pages.

2. SAVIDAN Patrick, « Pragmatisme et post-vérité », raison publique, 30 novembre 2016. http://www.raison-publique.fr/article838.html

3. DEWEY John, La Quête de certitude (1929), Paris, Gallimard, 2014. Traduction de Patrick Savidan.

4. BOUCHERON Patrick, « Il faut réinventer une manière de mener la bataille d’idées », L’Humanité Dimanche, 5 janvier 2017. Entretien réalisé par Stéphane Sahuc et Lucie Fougeron.

Sur l’actualité récente de la post-vérité, on lira :

ENGEL Pascal, « Trump ne demande pas qu’on croie ce qu’il dit, mais qu’on croie en lui », Le Monde, 17 novembre 2016.
LAUGIER Sandra,
« Trump abaisse le débat jusqu’en France », Libération, 25 novembre 2016, p. 25.
CÉFAÏ Daniel et FREGA,
« « Les philosophes pragmatistes ne sont ni des adeptes de Trump ni de la post-vérité », Le Monde, 29 novembre 2016.

La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°230, lundi 9 janvier 2017

Mention du présent article : http//www.savigny-avenir.info
ISSN 2261-1819
BNF. Dépôt légal du numérique, 2017

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