Les attentats terroristes du vendredi 13 novembre 2015. Le paradoxe des événements

LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°172, lundi 30 novembre 2015

Le discours de l’actualité fait entendre et fait voir sans cesse de nouvelles informations sur « ce qui se passe » : réseaux sociaux, publications en ligne, chaines de télévision d’informations continues, radios… qui tous relatent de façon permanente des « événements ». Comment les sciences humaines et les sciences sociales intègrent-elles historiquement les événements ? « Avec compassion et humilité, en écoutant la douleur du monde, et en lui apportant un regard critique », répond Bernard MÉRIGOT.

TOUT ÉVÉNEMENT EST UN PARADOXE

Question. Comment se produit l’intrusion de l’actualité événementielle dans la recherche universitaire ?
Bernard MÉRIGOT.
D’une façon qui constitue elle-même un événement. Prenons l’exemple de la très sérieuse Nouvelle revue de psychosociologie qui a préparé durant l’année 2014 un numéro dont le thème est « Penser l’événement ». En ce milieu du mois de janvier 2015 les deux responsables de la publication Florence GIUST-DESPRAIRIES et André LÉVY, sont en train de « boucler » les textes de cette revue universitaire avant que ceux-ci ne partent à l’impression. Ils écrivent alors dans l’introduction : « Comment ne pas avoir à l’esprit l’événement qui vient de se produire à Paris et qui touche en plein cœur l’ensemble de la société française et, telle une onde de choc, de nombreux autres pays : la froide exécution de journalistes, de dessinateurs faisant leur travail, c’est-à-dire celui d’exercer librement leur esprit critique, suivi de l’assassinat de citoyens juifs coupables de faire leurs courses dans une épicerie casher. » (1)

L’événement réel qui s’est produit le 7 janvier 2015 vient s’immiscer dans un autre l’événement qui est celui de la recherche sur l’événement. Il impose une interrogation : l’événement peut-il être considéré uniquement comme un simple accident qui survient « du dehors », de façon inopinée et fortuite, pour déranger le cours de l’existence de groupes ou d’individus ?

DE GRÉ OU DE FORCE

Question. Peut-on résister à un événement ?
Bernard MÉRIGOT.
L’événement impose une situation imprévisible. De gré ou de force, il faut faire face, en composant au mieux avec ses conséquences, et si possible, en réparant les dommages qu’il a causées.

Question. Comment se produit le passage entre l’émotion qui unit et la parole qui produit des clivages ?
Bernard MÉRIGOT.
L’événement se signale d’abord par un ébranlement émotionnel, un état de sidération, un phénomène d’unification, L’individu et le collectif coïncident dans le même désarroi. Puis la parole est mobilisée. Elle révèle tensions, divergences, frustrations, indignations… qui fragmentent après coup l’élan premier.

DÉJÀ LÀ ?
OU PAS ENCORE ARRIVÉ ?

Question. L’événement est-il contenu en lui-même ?
Bernard MÉRIGOT.
« L’événement n’est pas ce qu’on peut voir ou savoir de lui, mais ce qu’il devient », écrivait Michel de Certeau en 1968.
On dit que l’événement « fait signe ». Il prend sens, comme résurgence d’un passé, proche ou lointain, frappé d’interdit, incomplètement pensé, anticipation d’un futur non tracé, moment de déconstruction et de perte, mais aussi moment d’éveil, d’émergence, de création.
Ce qui fait l’événement, c’est la construction sociale qui le suit.

Question. Donc, l’événement s’inscrit dans une nouvelle temporalité ?
Bernard MÉRIGOT. La vie des sociétés, des groupes et des individus ne se déroule pas d’une façon continue selon une trajectoire linéaire : ruptures, changements interviennent de façon soudaine pour modifier « le cours de l’histoire », comme on dit, en modifiant son sens. Les « événements » ne sont ni programmés ni réglés à l’avance, comme le sont les fêtes rituelles, les cérémonies officielles, ou les célébrations collectives. Mais ils créent d’autres événements, des célébrations, temporaires ou durables.

TOUT ÉVÉNEMENT EST PERTURBATEUR

Question. Il existe une science de l’événement ?
Bernard MÉRIGOT.
Pour répondre à cette question, il est peut-être nécessaire de faire un détour par la façon dont les sciences de la nature conçoivent le concept d’événement. Pour les scientifiques, un événement est une intrusion du hasard dans un système ordonné. C’est un perturbateur.

La nature est faite d’entités locales qui se situent dans un espace-temps infini. L’espace et le temps sont des cadres qui servent de référence aux observations et aux mesures. Il est certain que l’événement est du domaine de l’histoire. Dans le déroulement du temps, il est non prévisible. Maintenant, si tout est possible, c’est dans certaines limites, parce que les sciences physiques intègrent mathématiquement tout événement dans des « calculs d’incertitude« . (2)

LE SYSTÈME QUI EST OBSERVÉ
ET LE SYSTÈME QUI OBSERVE

Question. Quelle idée opérante doit-on conserver  ?
Bernard MÉRIGOT.
Autour des événements, il y a toujours des guerres (guerres de mots, guerres d’images). Il est étonnant que la cérémonie d’hommage rendue par le président de la République François HOLLANDE dans la cour des Invalides à Paris le vendredi 27 novembre 2015 n’ait été filmée que par le service cinématographique des Armées. Une interdiction a été faite à toutes les chaînes de télévision de prendre des images. On a même vu les cameramen se faire filmer en train de visser les bouchons sur les objectifs de leurs cameras…

L’idée apportée par la physique quantique est que l’événement est toujours une rencontre entre un système qui est observé et le dispositif qui l’observe. (3)

L’ÉTAT ISLAMIQUE (DAECH)

Le philosophe Pierre-Henri TAVOILLOT écrit : « Aspirant à détruire à la fois la tradition et la modernité, tout en rêvant d’un passé pur et en usant des moyens les plus modernes, l’idéologie de l’État Islamique repose sur une gigantesque contradiction. Pour cette raison, l’État Islamique ne peut pas gagner : c’est la bonne nouvelle.
Il y a une mauvaise nouvelle, c’est que l’histoire nous apprend qu’une contradiction peut mettre très longtemps à se résoudre, et faire dans l’intervalle, énormément de dégâts. En fait, c’est tout le chemin de l’histoire qui est pavé de contradictions … ».
(4)

RÉFÉRENCES

1. GIUST-DESPRAIRIES Florence, LEVY André, « Une onde de choc. Introduction. Penser l’événement aujourd’hui. », Nouvelle revue de psychosociologie 1/2015 (n° 19), p. 7-12 URL : www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2015-1-page-7.htm.

2. RAGLAUDRE Nicolas de, « Le concept d’évènement. Lecture d’Edgar Morin », http://www.nicolasderauglaudre.eu/

3. Toute acquisition d’information se paie par une perturbation, voire par une dégradation de l’environnement.

4. TAVOILLOT Pierre-Henri, « La philosophie politique de l’Etat Islamique (II) : L’art politique de Daech », 22 novembre 2015, http://pagepersodephtavoillot.blogspot.fr/

La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°172, lundi 30 novembre 2015

Mention du présent article http ://www.savigny-avenir.info
ISSN 2261-1819
. Dépôt légal du numérique, BNF 2015

 

This entry was posted in Attentats terroristes, État islamique, Psychosociologie. Bookmark the permalink.

Comments are closed.