L’esprit de Charlie participe au combat des Lumières selon Voltaire et Emmanuel Kant

LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°129, lundi 2 février 2015

Voltaire, dans son conte Candide ou l’optimisme (1759), au sixième chapitre, situe ses deux personnages Candide et Pangloss à Lisbonne lors du terrible tremblement de terre qui se produisit le 1er novembre 1755. Suivi d’un tsunami et d’incendies, il causa la mort de 60 000 personnes. Selon Voltaire, la catastrophe naturelle détruisit « les trois quarts de la ville ». Les « sages du pays » – comprenons ici le pouvoir politique et religieux – prirent alors la décision d’organiser un « auto-da-fé », expression portugaise qui est une traduction du latin « actus fidei », acte de foi. Elle désigne notamment au XVIIe et au XVIIIe siècle en Espagne et au Portugal, une cérémonie de pénitence publique célébrée par l’Inquisition qui combattait les hérétiques, c’est-à-dire ceux qui ne respectaient pas les dogmes de l’Église. Elle prononçait des peines : spirituelles (prières, pénitences), amendes lorsque l’hérésie n’était pas établie, confiscation de tous les biens, peine de mort.

Le tremblement de terre de Lisbonne, 1er novembre 1755
http://hudsonvalleygeologist.blogspot.com/2012/03/philosophy-literature-religion-and.html

« UN SECRET INFAILLIBLE
POUR EMPÊCHER LA TERRE DE TREMBLER »

Le motif avancé pour justifier cet auto-da-fé est que « le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler ». (1) Voltaire traite par la dérision la justification annoncée comprenant deux idées : premièrement que le tremblement de terre subit par les habitants de Lisbonne est une punition divine, deuxièmement qu’un sacrifice préservera la ville d’un nouveau tremblement de terre.

CONDAMNÉ POUR AVOIR ÉCOUTÉ

Cinq personnes sont désignées comme victimes expiatoires de cet auto-da-fé : un Biscaïen, habitant de la Biscaye, province espagnole du Pays-Basque, « convaincu d’avoir épousé sa commère », deux Portugais « qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard », le docteur Pangloss « pour avoir parlé », Candide, son disciple « pour l’avoir écouté ». Voltaire écrit qu’il furent menés dans « des appartements d’une extrême fraîcheur », c’est-à-dire en prison. Le Biscaïen et les deux Portugais sont brûlés. Pangloss est pendu « quoi que cela ne soit pas la coutume ». Candide est « fessé en cadence », c’est-à-dire battu. Que se passe-il ensuite ? « Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable ».

LUTTER CONTRE LES OPPRESSIONS RELIGIEUSES ET POLITIQUES

La dénonciation du pouvoir politique et religieux de l’Inquisition, de sa violence et de sa cruauté, des raisons trompeuses qu’ils avancent conjointement, se fonde sur un mouvement d’idées, un combat mené par les philosophes européens du XVIIIe siècle (Spinoza, Locke, Newton, Kant…). Il s’agit de celui des Lumières qui lutte contre les oppressions religieuses et politiques, l’irrationnel, l’arbitraire, l’obscurantisme, la superstition.

Dans un texte de 1784 intitulé Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ?, Emmanuel KANT écrit : « Qu’est-ce que Les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il porte lui-même la responsabilité. La minorité est l’incapacité à se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable ». (2)

Les Lumières incitent les hommes à devenir majeurs. « Aie le courage de te servir de ton propre entendement », telle est la devise des Lumières ». Voltaire, avec Candide, écrit un conte, genre littéraire qui lui permet d’aborder avec fantaisie et dérision des sujets graves. Par le grossissement des traits, on peut parler ici d’une caricature littéraire ou d’une caricature philosophique, d’une « charge » qui, en utilisant l’humour, produit une satire.

RIDICULISER CEUX QUI PRATIQUENT LES ABUS

Certains voient dans la caricature « une jubilation de l’excès » qui cherche à provoquer une réaction émotionnelle à travers une transgression, développant une culture de résistance au pouvoir politique visant à ridiculiser les abus des institutions sociales et religieuses.

En bousculant la bienséance et les règles de la représentation académique, toute œuvre de caricature a pour but de rendre visible ce que la vision convenue masque, de développer une culture de résistance au pouvoir politique, de ridiculiser les institutions sociales et religieuses. (3) La caricature s’en prend aux visages et aux corps. Elle constitue un  « viol de bonne conscience » (4) : barrières et tabous sont rompus, aveuglements conscients ou inconscients sont balayés. L’œuvre fait scandale.

D’AUTRES TERRORISMES,
D’AUTRES CHARLIE,
D’AUTRES COMBATS POUR LES LUMIÈRES

A l’égard de toutes les inquisitions, le combat des Lumières se poursuit sans cesse. Emmanuel KANT écrit : « Telle est la raison qui fait qu’un public ne peut accéder que lentement aux Lumières. Il est possible qu’une révolution entraîne la chute du despotisme personnel, qu’elle mette fin à une oppression inspirée par la cupidité ou l’ambition, mais jamais elle n’amènera une vraie réforme du mode de penser, et de nouveaux préjugés surgiront et serviront aussi bien que les anciens à tenir en lisière un peuple qui ne pense pas. » (5)

DOCUMENT

CHAPITRE SIXIÈME
COMMENT ON FIT UN BEL AUTO−DA−FÉ POUR EMPÊCHER LES TREMBLEMENTS DE TERRE,
ET COMMENT CANDIDE FUT FESSÉ
Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto−da−fé ; il était décidé par l’université de Coïmbre que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler.
On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d’avoir épousé sa commère, et deux Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard : on vint lier après le dîner le docteur Pangloss et son disciple Candide, l’un pour avoir parlé, et l’autre pour avoir écouté avec un air d’approbation : tous deux furent menés séparément dans des appartements d’une extrême fraîcheur, dans lesquels on n’était jamais incommodé du soleil ; huit jours après ils furent tous deux revêtus d’un san−benito, et on orna leurs têtes de mitres de papier : la mitre et le san−benito de Candide étaient peints de flammes renversées et de diables qui n’avaient ni queues ni griffes ; mais les diables de Pangloss portaient griffes et queues, et les flammes étaient droites. Ils marchèrent en procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon très pathétique, suivi d’une belle musique en faux−bourdon. Candide fut fessé en cadence, pendant qu’on chantait ; le Biscayen et les deux hommes qui n’avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume.
Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable. Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant, se disait à lui−même : « Si c’est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres ? Passe encore si je n’étais que fessé, je l’ai été chez les Bulgares. Mais, ô mon cher Pangloss ! le plus grand des philosophes, faut−il vous avoir vu pendre sans que je sache pourquoi ! Ô mon cher anabaptiste, le meilleur des hommes, faut−il que vous ayez été noyé dans le port ! Ô Mlle Cunégonde ! la perle des filles, faut−il qu’on vous ait fendu le ventre ! »
VOLTAIRE, Candide, Chapitre VI.

RÉFÉRENCES
1. VOLTAIRE,
Candide, Chapite VI.
2. KANT Emmanuel, Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? (1784), Nathan, 2001, p. 90. Collection «Les intégrales de Philosophie». Notes et commentaires de Noëlla BARAQUIN et Jacqueline LAFFITTE.
3. SOULET Jean-François, L’histoire immédiate. Historiographie, sources et méthodes, Armand Colin, 2012, p. 57.
4. BOUCÉ Paul-Gabriel, HALIMI Susy, Le corps et l’âme en Grande-Bretagne au XVIIIe siècle, Publications de la Sorbonne, 1986, p. 113.
5.  KANT Emmanuel, Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? , p. 91.

La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°129, lundi 2 février 2015

Mention du présent article : http//www.savigny-avenir.info/ISSN 2261-1819
BNF. Dépôt légal du numérique, 2015

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