Ile-de-France. Le schéma régional de coopération intercommunale (SRCI) : une démocratie confisquée

Jean DAUBIGNY, préfet d’Ile-de-France, a présidé la Commission régionale de coopération intercommunale (CRCI) le 28 août 2014. Il a présenté le projet de fusion des communautés après l’implosion annoncée des structures existantes. Ce projet fait disparaître la plupart des agglomérations existantes pour les regrouper dans de nouvelles agglomérations plus vastes. (1) Que doit-on attendre de cette nouvelle réforme ? Bernard MÉRIGOT, expert en administration publique, répond aux questions de Territoires et démocratie numérique locale.

L’HÉGÉMONIE DU GRAND PARIS

Question. Qu’est-ce qui agite les territoires français en cette fin de mois d’août 2014 ?
Bernard MÉRIGOT. Rien de moins qu’un bouleversement des structures de gestion des communes et de leurs regroupements. Prenons l’exemple des communes du sud de Paris, celles qui échappent à l’hégémonie de la Métropole du Grand Paris, le projet actuel  prévoit une fusion de trois intercommunalités existantes en y ajoutant une commune :

  • Communauté d’agglomération Les Portes de l’Essonne (CALPE) dont le siège est à Athis-Mons,
  • Communauté Sénart Val-de-Seine (CASVS) dont le siège est à Draveil,
  • Communauté d’agglomération du Val d’Yerres (CAVY) dont le siège est à Yerres,
  • Commune de Viry-Châtillon.

Tout cela pour former une communauté d’agglomération géante de plus de 300 000 habitants. Sans que l’on sache comment elle se nommera. Sans que l’on sache où se situera son siège social. Sans que l’on sache quelle sera la composition de son exécutif. Sans que l’on sache quelles seront les conséquences sur les services publics locaux et sur les fiscalités locales.Le mot d’ordre de l’État est simple : « Il y a du brouillard sur la route, alors nous accélérons ». On verra bien en avançant si la route est droite, s’il y a un virage, s’il y a des obstacles !

 

Schéma régional de coopération intercommunale d’Ile-de-France.
Commission régionale de la coopération intercommunale, réunion du 28 août 2014.
Préfecture d’Ile-de-France, plan 1 p. (1)
Document Mieux Aborder L’Avenir / CAD.

On notera que la commune de Viry-Châtillon appartient actuellement à la Communauté d’agglomération Les Lacs de l’Essonne (CALE) avec Grigny. Cette structure serait dissoute. En ce qui concerne la commune de Grigny, elle rejoindrait le nouveau « Grand Évry » qui regrouperait cinq communautés existantes (L’Arpajonnais, Le Val d’Orge, Centre Essonne, Seine-Essonne, Sénart), selon le vœu de Manuel VALLS, ancien maire d’Évry.

LA « MODERNISATION DE L’ACTION PUBLIQUE LOCALE »
EST UN MYSTÈRE

Question. Que pensez-vous de la façon dont l’État impose cette nouvelle réforme ?
Bernard MÉRIGOT.
L’État décide. Les élus, les collectivités et les citoyens obéissent. Je n’ignore pas le cadre législatif, notamment la loi du 27 juin 2014 sur « la modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles » – la fameuse loi MAPAM  (2)formulation qui constitue à la fois un aveu et une menace. Pourquoi, pour moderniser, faudrait-il « affirmer les métropoles » ? Rien n’est moins sûr : on peut défendre l’idée contraire : pour moderniser, il faut partir non de mégastructures, mais de microstructures. Exactement l’inverse.

LES TERRITOIRES SONT « DÉPASSÉS » !

Question. Sur quoi repose l’argumentaire de l’État ?
Bernard MÉRIGOT. Je suis frappé par la faiblesse argumentaire du représentant de l’État au moment où il annonce sa décision, c’est à-dire au moment où il « taille dans le vif » des territoires. Que dit-il dans sa présentation du 28 août 2014 ? Il rappelle que la région d’Ile-de-France représente un tiers du PIB de la France, soit 600 milliards d’euros. Et il poursuit, « À ce titre (la région Ile de-France) concentre des enjeux qui dépassent largement le cadre régional ». (3)

Le critère est de nature économique. Il concerne la prétendue « richesse » d’un territoire par rapport à d’autres. Il n’a rien d’évident. La comparaison enchaîne un effet : celui du « dépassement ». Dans le cas présent, il a un nom : c’est celui de la globalisation.

RUPTURE D’ÉGALITÉ DES TERRITOIRES

D’une part, le propos est humiliant : c’est trop important pour que vous vous en occupiez. D’autre part, c’est faux : qui peut démontrer que ce qui est global est plus compétent que ce qui est local ? Nous assistons à une rupture de l’égalité de gestion des territoires. D’un côté, des territoires « qui ne sont pas dépassés » : les territoires pauvres. De l’autre, des territoires « dépassés » : les territoires riches.
Pourquoi les territoires riches seraient-ils dépassés ? Et les territoires pauvres ? Ne sont-ils pas les premiers à être « dépassés » (délocalisation, désindustrialisation, chômage, transports, équipements, logement, etc).

A QUI APPARTIENNENT LES TERRITOIRES ?

Cela revient à appliquer une règle cachée. Seuls les territoires pauvres s’appartiennent, c’est-à-dire que l’État accepte qu’ils disposent d’une capacité, purement théorique, à décider eux-mêmes. À partir du moment où un territoire est riche, il ne s’appartient plus : il doit obéir à une instance distante, plus grande, plus compétente. Cette thèse est terrible. Non pas qu’elle soit nouvelle, mais parce qu’elle vient contredire tout ce que les politiques annoncent en matière de décentralisation. Et à toutes les conclusions de multiples recherches et études sur la gestion territoriale. (Voir notamment la bibliographie en fin d’article). La solidarité territoriale ne peut pas être fondée sur un apartheid lui-même fondé sur la richesse.

n Grand Paris
Un schéma régional de coopération intercommunale pour quoi faire ? (3)

Commission régionale de la coopération intercommunale, réunion du 28 août 2014, p. 1.
Document Mieux Aborder L’Avenir / CAD.
Texte complet en pdf : CRCI SDCI 2014 Pourquoi

QU’EST-CE QU’UN
« TERRITOIRE ÉCONOMIQUEMENT PERTINENT » ?

Question. Que pensez-vous de la justification de ce redécoupage des intercommunalités ?
Bernard MÉRIGOT. Le problème n’est pas ce que je pense, ou bien ce que Untel ou Unetelle pense. Le problème est de savoir comment l’État pense cette réforme de l’intercommunalité. Pour  connaître le point de vue du pouvoir, c’est très simple : il suffit d’écouter ce que l’État dit, de lire ce qu’il écrit et d’en faire l’analyse. Quels sont les mots ? Quels sont les concepts ? Quelles idées sont avancées ? Quelles contre-idées sont cachées ? Quels arguments d’évidence sont employés ? Quelle analyse critique peut en être faite ?

Le préfet de la région dit et écrit ceci : « Il s’agit de construire une carte intercommunale en phase avec des territoires économiquement pertinents et garantissant la convergence des projets de territoires. Les nouvelles intercommunalités, interlocutrices privilégiées des entreprises seront en capacité de porter des projets économiques à une échelle territoriale plus large, et renforceront la visibilité des territoires aux plans national et international ». (3)

  • « construire une carte intercommunale en phase avec les territoires ». Qu’est-ce qui est à l’origine de la réforme ? La construction (la carte) ou le territoire (la réalité) ? Que veut dire « en phase » ? Y aurait-il deux ordres, celui de la construction d’une carte, et celui des territoires réels, chacun doté d’une existence propre, s’ignorant l’un l’autre ? Pourquoi, à l’inverse, ne pas partir des territoires pour construire une carte ?
  • « territoires économiquement pertinent ». Qui peut dire sur quoi se fonde la pertinence. Sur l’économie ou sur le territoire réel ? Un territoire ne se crée pas par découpage. C’est sa réalité géographique, ses paysages, son peuplement permanent ou temporaire, ses activités, l’histoire de ses infrastructures, son identité… qui le font exister.
  • « intercommunalité interlocutrice privilégiée des entreprises ». Il n’est pas sûr que les intercommunalités, qui sont des collectivités publiques, soient par nature les plus compétentes pour porter des projets privés. Le bilan des interventions de l’État lui-même dans le domaine économique privé se révèle peu efficace et coûteux. Ce que les citoyens attendent de l’État, ce sont des services publics locaux qui répondent à leurs attentes (transport, enseignement, santé, etc). 
    Que les intercommunalités soutiennent des projets économiques est une chose. Qu’elles en soient les actionnaires financiers – avec de l’argent public – est une autre chose. Tous les élus doivent mesurer, avant de s’engager, que toute entreprise vit dans le monde de la concurrence, avec les risques que cela comporte. Il est illusoire de penser – et de faire croire – que toutes les intercommunalités puissent se trouver en concurrence – avec des chances de réussite – avec les autres. Sans régulation de l’État, les plus grosses intercommunalités asserviront les plus petites.
  • « en capacité de porter des projets économiques ». On retrouve la notion de capacitation. La capacitation ne vient pas du haut, elle vient du bas. Elle est employée ici à contresens. A moins qu’elle ne signifie ici « lever l’impôt et emprunter ».
  • « échelle territoriale plus large ». Toujours le mythe, jamais démontré, que « plus c’est grand, mieux c’est ».
  • « renforcer la visibilité des territoires ». La première visibilité démocratique doit être celle que les citoyens portent sur les collectivités publiques. On peut observer que la nouvelle réforme altère la vision que l’on avait des territoires intercommunaux. Ils commençaient en 2014, après une dizaine d’année d’existence, à posséder une réalité, une identité, une notoriété visible, notamment avec l’élection au suffrage universel de leurs dirigeants.

LA DÉMOCRATIE CONFISQUÉE

En 2011, deux sociologues, Fabien DESAGE et David GUERANGUER, ont publié un livre intitulé La politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales. (4) Ils expliquaient que, dans bien des cas, les maires avaient accaparé les institutions communautaires (les intercommunalités) en instaurant une démocratie à huis clos à la place de la démocratie représentative précédente (les communes).

L’État a choisi la voie du huis clos. La création de la Commission régionale de la coopération intercommunale d’Ile-de-France (5) en est l’exemple. Pourquoi cette réforme ne fait-elle pas l’objet d’un débat public ?

Liste des membres de la
Commission régionale de la coopération intercommunale d’Ile-de-France. (5)

Arrêté du 1er août 2014, p. 1.
Document Mieux Aborder L’Avenir / CAD.
Texte complet en pdf : CRCI IDF 2014 Membres

LA PIÈCE MONTÉE TERRITORIALE

Question. Quelle est votre mot de la fin ?
Bernard MÉRIGOT. Il y a un mot-valise qui a connu une popularité démesurée, fondée sur un détournement de sens, c’est celui de mille-feuille territorial. Pour demeurer dans le même registre pâtissier, nous avons affaire à une pièce montée territoriale. Ce que l’on gagne en hauteur, on le perd en solidité et en durabilité.

RÉFÉRENCES

1. PRÉFECTURE DE LA RÉGION D’ÎLE-DE-FRANCE, « Projet de schéma régional de coopération intercommunale », Commission régionale de la coopération intercommunale, réunion du 28 août 2014 présidée par Jean DAUBIGNY, préfet de la région d’Ile-de-France, Préfet de Paris, Carte, 1 p.

2. Loi n°2014-58 du 17 janvier 2014, JO du 28 janvier 2014.

3. PRÉFECTURE DE LA RÉGION D’ÎLE-DE-FRANCE, « Grand Paris. Un schéma régional de coopération intercommunale pour quoi faire ? », Commission régionale de la coopération intercommunale, réunion du 28 août 2014, 2 p. Texte complet en pdf : CRCI SDCI 2014 Pourquoi

5. DESAGE Fabien et GUÉRANGUER David, La politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales, Éditions du Croquant, 2011.

4. PRÉFECTURE DE LA RÉGION D’ÎLE-DE-FRANCE, « Arrêté n°2014213-0006 fixant la liste des membres de la commission régionale de la coopération intercommunale d’Ile-de-France, 1er août 2014 », 5 p. Texte complet en pdf : CRCI IDF 2014 Membres

BIBLIOGRAPHIE SUR LE POUVOIR INTERCOMMUNAL

  • BUÉ Nicolas, DESAGE Fabien et MATEJKO, Laurent. 2005. « Enjeux intercommunaux ? Constitution, traduction et euphémisation des questions intercommunales lors des élections municipales de 2001 dans la communauté urbaine de Lille », in Lagroye, Jacques, Lehingue, Patrick et Sawicki, Frédéric, Mobilisations électorales. Le cas des élections municipales de 2001, Paris : Presses universitaires de France.
  • CADIOU Stéphane. 2009. Le Pouvoir local en France, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.
  • CAILLOSSE Jacques, LE LIDEC, Patrick et LE SAOUT, Rémy. 2001. « Le procès en légitimité démocratique des EPCI », Pouvoirs locaux, n° 48, pp. 91‑97.
  • DESAGE Fabien. 2005. Le consensus communautaire contre l’intégration intercommunale, thèse de doctorat en science politique, université de Lille‑2.
  • DESAGE Fabien et GUÉRANGER, David. 2010. « La démocratisation de l’intercommunalité n’aura pas lieu », Savoir/Agir, n° 11, pp. 19‑27.
  • DESAGE Fabien et GUÉRANGER, David. 2011. La Politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales, Bellecombe-en-Bauges : Éditions du Croquant.
  • LE LIDEC Patrick. 2009. « Réformer sous contrainte d’injonctions contradictoires : l’exemple du comité Balladur sur la réforme des collectivités locales », Revue française d’administration publique, n° 31, pp. 477‑496.
  • LE SAOUT Rémy (dir.). 2009. L’Intercommunalité en campagne. Rhétoriques et usages de la thématique intercommunale dans les élections municipales de 2008, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • PORTIER Nicolas. 2009. « Conclusion », in Le Saout, Rémy (dir.), L’Intercommunalité en campagne. Rhétoriques et usages de la thématique intercommunale dans les élections municipales de 2008, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • REIGNER Hélène. 2012. « La démocratie intercommunale dans la réforme des collectivités territoriales : quels cadres d’analyse pour la recherche ? » in Le Saout, Rémy (dir.), Réformer l’intercommunalité. Enjeux et controverses autour de la réforme des collectivités territoriales, Rennes : Presses universitaires de Rennes, pp. 65‑84.
  • VIGNON Sébastien. 2010. « Les maires des petites communes face à l’intercommunalité. Du dévouement villageois au professionnalisme communautaire », Pouvoirs locaux, n° 84, pp. 43‑49.

Mention du présent article http ://www.savigny-avenir.info
ISSN 2261-1819
Dépôt légal du numérique, BNF 2014

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