La vengeance peut-elle être un fondement de la politique ? (Spinoza, Chantal Jacquet)

« Les hommes étant (…) conduits par l’affection plus que par la raison, il suit de là que s’ils veulent vraiment s’accorder et avoir en quelque sorte une âme commune, ce n’est pas en vertu d’une perception de la raison, mais plutôt d’une affection commune telle que l’espérance, la crainte ou le désir de tirer vengeance d’un dommage souffert. » (1)

SPINOZA, Traité politique, Volume IV, I.

LE DÉSIR DE VENGEANCE

Chantal JACQUET relève dans ce passage de Spinoza (Traité politique, VI,1), que l’accord de la multitude, présidant à la constitution du corps politique, n’est pas fondé sur la raison, mais est fondé sur une affection commune (un affect commun), telle que :

  • l’espoir,
  • la crainte,
  • le désir de venger un dommage subi en commun (« vel desiderio commune aliquod damnum ulciscendi »).

Elle remarque que « l’hypothèse d’un motif vindicatif à l’origine du corps politique n’a jamais fait l’objet d’un examen de la part des commentateurs ». Ceux-ci se sont intéressés plutôt à la crainte, à l’espoir ou à l’indignation, en négligeant le désir de vengeance pourtant expressément mentionné par Spinoza.

Quelle est la viabilité et la légitimité d’une union – paradoxale et problématique – de la multitude, sur la base d’une aspiration à la vindicte ?

L’originalité de cette thèse implique quatre conséquences qui consistent à :

  • révéler la nature conspiratrice de l’État, en l’arrachant au modèle contractuel, en opérant une distinction entre justice et vengeance,
  • soulever le problème du risque de tyrannie, liés à une surenchère de la violence,
  • définir un bon usage (?) de la vengeance (en prenant le soin de distinguer, comme le fait Spinoza, le desiderium de vengeance de la cupiditas),
  • expliciter la nature exacte de « l’affect vindicatif » sur lequel l’accord de la multitude peut légitimement prendre appui pour définir un droit souverain et une justice commune.

Bernard MÉRIGOT

RÉFÉRENCES
1. SPINOZA, Traité politique, in Oeuvres, Volume IV, Garnier-Flammarion, 1966, Chapitre VI, I, p.41. Traduction de Charles Appuhn.
2. JAQUET Chantal, « Le désir de vengeance comme fondement du corps politique », séminaire de recherche sur Spinoza, séance du 18 novembre 2009. www.spinozaeopera.net.
Chantal JAQUET est professeur de philosophie à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne.
3. L’affect (affectus) désigne un état de l’âme, un sentiment, une affection du corps en même temps que du mental (mens) par laquelle la puissance d’agir est augmentée ou diminuée. (Une affection qui laisse indifférent n’est donc pas un affect).
Selon Spinoza, un affect n’est pas seulement un sentiment (une affection de l’état mental) mais également, et en même temps, un mouvement (une affection du corps), une activité, un acte en même temps qu’une puissance.
Affects fondamentaux : désir, joie, tristesse. Affects dérivés : amour, haine, inclination, aversion, dévotion, moquerie. Affects actifs : force d’âme ou fermeté (fortitudo), ardeur ou fermeté (animositas) ; générosité ou noblesse d’âme (generositas), sobriété, présence d’esprit, modestie, clémence… Affects passifs : tristesse, haine, crainte, pitié, espoir, désespoir, indignation.
NB : En revanche, l’admiration, le mépris… ne sont pas des affects.

This entry was posted in Actualités, La lettre de Bernard Mérigot. Bookmark the permalink.

Comments are closed.