L’évitement du blâme (Blame avoidance) en politique (Kent Weaver)

LES POLITIQUES PUBLIQUES LOCALES SONT-ELLES CRITIQUABLES ?

DÉCRYPTAGE

CONTEXTE. Tout pouvoir politique en place (gouvernement, région, département, commune…) est soumis, dans le cadre démocratique, à une libre critique des citoyens et des élus (demandes, informations sur les projets, débats, concertations, contre-propositions, participations, bilans des politiques publiques …).
ENJEU. Par quels procédés un pouvoir en place peut-il déjouer les légitimes exigences citoyennes ?

LES POLITIQUES PUBLIQUES LOCALES NE SONT PAS SANS DÉFAUT

Comment expliquer que les politiques publiques locales

  • avancent si lentement ?
  • soient engagées sans concertation ?
  • soient annoncées sans qu’aucun consensus n’ait été trouvé préalablement ?
  • soient conduites de façon incohérentes ?
  • ne fassent l’objet d’aucune flexibilité (c’est le « tout ou rien ») ?
  • continuent d’être conduites même lorsque leur échec est patent ?

La « fureur des réformes », non concertées, appliquées de façon autoritaires atteint un jour ou l’autre tous les échelons territoriaux (état, régions, départements, communes). Tout changer (ou presque), le plus rapidement possible. « C’est comme ça parce que je l’ai décidé ! ». C’est la politique du fait accompli. Les citoyens, légitimement, s’écrient : « Pas comme ça, pas pour ça, pas par eux » !

Chaque fois, par-delà les pratiques autocratiques, c’est une absence de méthode dans la conduite des projets publics qui est mise en évidence. Le pouvoir en place fait preuve tout à la fois de son manque de connaissance, de volonté, de savoir-faire. Pourquoi ?

EN POLITIQUE « N’ÊTRE POINT HAÏ » NE VEUT PAS DIRE « ÊTRE AIMÉ »

MACHIAVEL établissait déjà une règle de non-équivalence des contraires en politique. Il écrivait : « Le Prince prudent et bien avisé (…) doit seulement s’appliquer à n’être point haï ». Tout homme (ou femme) qui détient un pouvoir prétend posséder, au coeur, le désir « d’être aimé ». Mais l’amour n’est pas une fin de l’action politique. C’est tout au plus un thème de communication, un lieu commun de toutes les propagandes. Plus un pouvoir est autoritaire, plus la propagande officielle explique combien le « chef » (ou la chef) est aimé(e), combien grande est sa clairvoyance personnelle. Les exemples ne manquent pas. Qui, mieux que lui (ou elle), peut agir pour le bonheur de tous ?

LES ÉLUS SONT-ILS RESPONSABLES DE LEUR IRRESPONSABILITÉ ?

Vivien SCHMIDT écrit que « les décideurs politiques choisissent de ne pas apparaître comme responsables des décisions qu’ils prennent afin de bénéficier de la confiance de l’opinion et d’éviter la sanction de leurs électeurs, c’est-à-dire, d’être réélus «  (1).

Comment expliquer les mécanismes expliquant cet enchaînement de décisions précipitées et confuses ? Le désir de réélection serait-il la clé qui expliquerait les actions politiques des pouvoirs en place ? On peut répondre à une partie de ces questions en se référant à la théorie de l’évitement du blâme. Elle s’appuie sur l’observation, faite en psychologie sociale, que « les individus accordent plus d’importance aux pertes qui les affectent qu’aux gains qu’ils peuvent percevoir ».

Autrement dit, en science politique, les électeurs sont plus enclins à rejeter ce qu’on leur fait qu’à reconnaître ce qui est fait pour eux. Cet état d’esprit se répercute sur les décideurs afin de satisfaire, croient-ils, leurs électeurs, et être, croient-ils toujours, réélus.

LES 8 STRATÉGIES D’ « ÉVITEMENT DU BLÂME » DE KENT WEAVER

Kent WEAVER a établi huit stratégies d’évitement du blâme (2).

  • 1. Limiter l’apparition de certaines questions dans l’agenda politique. Le décideur politique repousse les échéances.
  • 2. Redéfinir constamment les problèmes.
  • 3. Manier à la fois la carotte et le bâton.
  • 4. Reporter les responsabilités sur les autres.
  • 5. Désigner un bouc émissaire.
  • 6. Prendre le train en marche.
  • 7. Se rendre solidaire des autres.
  • 8. Développer une gouvernance par automatisme

1. Limiter l’apparition de certaines questions dans l’agenda politique. Le décideur politique repousse les échéances. Il annonce une mesure mais ne réalise pas la mise en place concrête d’une décision.

  • L’électeur retient que « quelque choses est prévu ». (Il ne sait pas quoi. Il ne sait pas quand. Peu importe).
  • Bilan : rien ne se passe.

2. Redéfinir constamment les problèmes. C’est l’application de la loi de la « modération des controverses ». Le pouvoir annonce qu’une question programmée est plus complexe que prévue. Il en modifie les termes. Débat : ce qui était clair ne l’est plus. En principe, tout se noye dans la confusion. Le pouvoir peut faire mieux, il dit qu’il est « obligé » de changer les termes d’un problème.

  • L’électeur retient que « l’on ne peut rien faire ».
  • Bilan : personne ne procède à la critique de cette reformulation.

3. Manier à la fois la carotte et le bâton. Le pouvoir engage des ressources supplémentaires pour retarder des effets négatifs inévitables. Des mesures d’augmentation de charges supportées par les électeurs sont prises. Le pouvoir explique que c’est pour éviter que l’augmentation soit plus importante.

  • L’électeur retient que « ça aurait pu être pire ».
  • Bilan : la décision bénéficie d’une « amnésie temporelle » : absence de comparaison avec les années antérieures, absence de projection pour les années à venir.

4. Reporter les responsabilités sur les autres. Le pouvoir annonce que la décision est déléguée à un autre acteur politique. Le dossier sera examiné par une commission « au sein de laquelle je me battrai ». La commission ne se réunira pas. Si elle se réunit, rien n’en sortira.

  • L’électeur accusera les responsables de cette commission. Il retiendra « c’est de leur faute » .
  • Bilan : l’enterrement de la décision bénéficie d’une « amnésie institutionnelle ».

5. Désigner un bouc émissaire. Le pouvoir prétend que l’action de ses prédécesseurs a rendu la décision qu’il prend aujourd’hui « inéluctable ».

  • L’électeur retiendra « c’est la faute à la gestion passée ».
  • Bilan : personne ne vérifie de façon critique la validité des arguments avancés.

6. Prendre le train en marche. Le pouvoir change radicalement de position et soutient une action populaire pour s’adapter à l’opinion.

  • L’électeur est content : « on nous a entendu ».
  • Bilan : le changement de cap pris par le pouvoir est purement opportuniste.

7. Se rendre solidaire des autres dans l’intérêt de tous. Le pouvoir choisit un dossier ponctuel mineur dont il renforce la charge affective et compassionnelle (santé, pauvreté, solidarité…).

  • L’électeur est ému : « le pouvoir est humain ».
  • Bilan : cette action, fortement médiatisée, est sans lendemain.

8. Développer une gouvernance par automatisme. C’est « Arrêtez avant que je fasse un nouveau malheur ». Le pouvoir montre aux électeurs qu’il n’est pas autonome dans le choix d’une solution présentée comme inévitable. « Il n’agit pas. Il est agi ». C’est une manoeuvre de détournement fataliste.

  • L’électeur pense « Il y en a qui tirent les ficelles « en haut ». Il se résigne.
  • Bilan : aucune critique n’est faite sur l’artificialité de cet argument.

Ces stratégies d’évitement du blâme en politique illustrent la capacité des élites, et de ceux qui exercent le pouvoir, à modeler la responsabilité politique : rendre crédible leur l’irresponsabilité dans les décisions qu’ils prennent.

D’AUTRES VOIES POUR LA DÉMOCRATIE ?

D’autres voies sont-elles possibles pour la démocratie ? Pour cela, comme le souligne Christopher HOOD (3), il faut tenir compte de plusieurs groupes d’acteurs impliqués : ceux qui sanctionnent, ceux qui sont sanctionnés, ceux qui reportent le blâme, ceux qui supportent le report de blâme.

Intéressant, non ?

Bernard MÉRIGOT

RÉFÉRENCES
1. WEAVER Kent, « The Politics of Blame Avoidance », Journal of Public Policy, 6 (4), 1986, p. 371-398. Kent WEAVER est professeur de politiques publiques et d’administration gouvernementale à l’Université de Georgetown aux États-Unis.
2. SCHMIDT Vivien, « Blame avoidance (Évitement du blâme) », in BOUSSAGUET Laurie, JACQUOT Sophie et RAVINET Pauline, Dictionnaire des politiques publiques, Les Presses de Sciences Po, 2010, p. 114-123.
3. HOOD Christopher, « The Risk Blame and the Blame Game », Government and Opposition, 37 (1), janvier 2002, p. 17.

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