La psychanalyse doit-elle être enseignée à l’Université ? Le département de psychanalyse du Centre universitaire expérimental de Vincennes (1968-1971)

Que s’est-il passé dans les années 1968-1970 au Centre universitaire expérimental de Vincennes lorsque Serge LECLAIRE a fondé le premier département de psychanalyse existant dans une université de Lettres et de Sciences humaines et sociales en France ? Une question pratique, anecdotique, mais aussi une question théorique : « Que se passe-t-il lorsque l’on interroge du lieu de l’université, la psychanalyse ? ». Au moins quatre regards peuvent être portés sur cette question.

  • D’abord, regard sur territoire, celui où les choses se sont passées, le lieu concret et matériel qui relève d’une institution gouvernementale, celle de l’Éducation nationale française. Lieu de discours aussi, avec ses contraintes et ses libertés, certaines affichées, d’autres cachées.
  • Ensuite, regard sur d’une théorie et une pratique professionnelle, avec ses publications spécialisées, ses praticiens (les psychanalystes) et l’institution à laquelle ils appartiennent (en l’occurrence l’École freudienne de Paris).
  • Et puis, regard sur le champ des idées du moment, avec ses connaissances diffuses, ses actualités et ses débats, représentées « dans les murs » par les universitaires en poste, et « hors les murs » par les intellectuels, les écrivains, les journalistes…
  • Et enfin – et aucune entreprise d’enseignement ne peut exister sans eux, faut-il le rappeler, tellement la chose est évidente, à la fois consubstantielle et sans cesse refoulée – regard sur les étudiants et les étudiantes, à la fois public et acteurs, et sans qui aucun discours ne peut être ni conçu, ni tenu.


Collaborateur de Serge LECLAIRE à partir de la fin de l’année 1968, Bernard MÉRIGOT a été nommé par lui  pour remplir la fonction de secrétaire du Département de psychanalyse du Centre universitaire expérimental de Vincennes. Il a publié en 1971 un article théorique important intitulé « La psychanalyse doit-elle être enseignée à l’université ? » dans le numéro 3 de la revue Littérature consacré à Littérature et psychanalyse. On trouve à son sommaire des articles signés par  Jacques LACAN, Serge LECLAIRE, André GREEN, Catherine CLÉMENT, Hèlène CIXOUS… On lira dessous le texte définitif, revu par l’auteur, de cet article.

« La psychanalyse doit-elle être enseignée à l’université ? », article de Bernard MÉRIGOT (Littérature, n°, Larousse, 1971).

 

LA PSYCHANALYSE DOIT- ELLE ÊTRE ENSEIGNÉE A L’UNIVERSITÉ ?

Que se passe-t-il aujourd’hui lorsqu’on interroge depuis le lieu de l’Université, la psychanalyse ? Dire ce que la psychanalyse peut avoir à faire à l’Université est précisément l’affaire dont Freud traitait en 1919. La question est toujours d’actualité : diverses réponses y ont été données récemment en ordre dispersé. Il y avait le divan et le fauteuil, il y a maintenant la chaire : l’antre universitaire fait suite à l’entre analytique. Mais les gens bien informés ne se laissent pas attraper par l’apparence d’un intérêt commun relevant de pratiques d’autant plus attirantes que diverses. C’est alors que l’entremêlement — celui de l’institution — croise le faire là où il est attendu.

BUDAPEST, 1919

Il faut évoquer les conditions dans lesquelles la psychanalyse est entrée en tant que telle, pour la première fois, à l’Université. Pour cela faisons un voyage. Quittons Vienne, la capitale freudienne, et descendons le Danube jusqu’à Budapest. En 1919, c’est la révolution en Hongrie : le 21 mars, le pouvoir tombe aux mains de l’extrême gauche et une République dite des Conseils s’établit sous l’impulsion de Bêla Kun. De vastes plans de réforme sont établis. Sandor Radô ayant quelque influence intervient auprès de Bêla Kun : Ferenczi, fondateur de l’Association Psychanalytique Hongroise, est nommé professeur de psychanalyse à l’Université.

« La psychanalyse doit-elle être enseignée à l’Université ? » C’est à ce moment qu’un texte de Freud portant ce titre est publié en hongrois (1). Précisons pour l’histoire que le gouvernement de Bêla Kun ne dura que cent trente-trois jours et que Ferenczi dut à cette nomination de se cacher quelque temps dans sa cave, le temps que tombent les premières victimes de la répression dirigée par l’amiral Horthy. Aussi Ferenczi mérite-t-il une citation à l’ordre du mérite psychanalytique : « Pendant la courte durée de la domination bolchevique en Hongrie, Ferenczi put déployer une activité d’enseignement couronnée de succès, comme représentant officiel de la psychanalyse à l’Université. » (2) écrit Freud dans son article.

L’ARTICLE PERDU

L’original de tout texte est de s’accomplir dans un rapport à la perte. Dans le cas présent, l’original de l’article est bel et bien perdu : le texte écrit en allemand par Freud est demeuré jusqu’à ce jour introuvable. Et c’est à partir de la traduction hongroise que la version de la Standard Edition des œuvres de Freud a été établie (3). Quelques citations empruntées à cet article inédit en français en donneront un aperçu.

Freud s’inscrit dans un débat engagé à Budapest en 1918, ouvrant dès l’abord la question de l’enseignement de la psychanalyse sur le point de l’opportunité qu’elle présente. Opportun : le terme désigne premièrement la manœuvre, qui consiste à conduire au port. Est-il opportun que la psychanalyse fasse son entrée à l’Université ? Entendons bien la question comme étant politique. Le grand jour du débarquement de la psychanalyse à l’Université avec armes et concepts serait-il arrivé ? Freud se livre à une analyse de la situation.

Chaque psychanalyste considérerait sans aucun doute avec satisfaction l’inclusion de la psychanalyse dans le cursus universitaire. En même temps il est évident que le psychanalyste peut se passer complètement de l’Université sans rien y perdre. Car ce dont il a besoin en matière de théorie peut être obtenu à partir de la littérature sur le sujet, et pour aller plus en profondeur, par les rencontres scientifiques des sociétés psychanalytiques et par le contact personnel avec leurs membres les plus expérimentés. En dehors de ce qu’il gagne de son analyse personnelle, l’analyste peut acquérir une expérience pratique par l’accomplissement de traitements pour autant qu’il puisse obtenir la direction et le contrôle de psychanalystes reconnus.

QUI GAGNE ? QUI PERD ?

Le point de vue du psychanalyste se construit selon un subtil commerce : le tout à gagner vient s’assortir d’un rien à perdre. Ces deux arguments se placent tous deux d’un même côté d’une balance où le contrepoids ferait bonne mesure. Il s’agirait d’un jeu de roulette où la mise se met à manque et à passe. Rien ne va plus! Feignons de ne pas savoir où vont les bénéfices. L’ailleurs qui est désigné n’est rien d’autre que l’institution psychanalytique qui fait publicité de ses réunions vouées à la science. Quant au reste, Freud fait le point sur la formation.

LA PSYCHANALYSE, PRATIQUE MÉDICALE

Le rapport de Freud à l’Université serait à préciser. Disons en un mot, pour situer, que Freud pense l’Université au travers du cadre de la médecine. La première fonction d’un enseignement de la psychanalyse serait d’assurer la formation de médecins, de psychiatres et de scientifiques. Et c’est en se livrant, à propos de ces enseignements, à une critique dont les années n’ont pas émoussé le tranchant que Freud établit l’importance de la psychanalyse.

« [La formation médicale et universitaire] a été très justement critiquée pendant les dernières décennies comme étant un chemin à sens unique qui dirige l’étudiant dans les champs de l’anatomie, de la physique et de la chimie, tandis qu’elle manque de lui faire apparaître le sens des facteurs psychiques dans les différentes fonctions vitales aussi bien que dans les maladies et leur traitement. Cette insuffisance dans les études médicales se fait sentir plus tard comme une tache aveugle chez le médecin. Ceci va non seulement apparaître par le manque d’intérêt qu’il portera aux problèmes les plus graves de l’homme — qu’il soit en bonne santé ou malade — mais encore le rendra incompétent dans sa fonction de traiter ses patients, de telle sorte que même les charlatans et les « guérisseurs » auront un plus grand effet sur eux qu’il n’en aura lui-même. »

Freud poursuit en remarquant que la psychiatrie « dans son état actuel possède un caractère exclusivement descriptif : celui d’enseigner simplement à l’étudiant comment reconnaître une série d’entités pathologiques lui permettant de distinguer celles qui sont incurables et celles qui sont dangereuses pour la société ».

LA PSYCHANALYSE GÉNÉRALE

Le projet de Freud vise en fait trois sortes d’étudiants auxquels sont destinées trois sortes de cours : à tous les étudiants en médecine, des « cours élémentaires »; aux étudiants en psychiatrie, des « cours spécialisés »; et aux autres, qui étudient ce que l’on appelait anciennement « les Lettres », des cours « ouverts » de psychanalyse générale.

« Dans la recherche des processus mentaux et des fonctions intellectuelles, la psychanalyse poursuit une méthode spécifique. L’application de cette méthode ne saurait en aucun cas être réduite au champ des dérangements pathologiques mais chercher aussi à résoudre des problèmes en art, en philosophie et en religion. Dans cette direction elle a déjà fourni divers points de vue nouveaux et jeté un éclairage précieux sur des sujets comme l’histoire de la littérature, la mythologie, l’histoire des civilisations et la philosophie de la religion. Ainsi le cours de psychanalyse générale devrait être grand ouvert aux étudiants de ces branches du savoir. Les effets fécondants de la pensée psychanalytique sur ces disciplines devront certainement contribuer grandement à renforcer la chaîne qui unit la science médicale aux branches du savoir qui se trouvent à l’intérieur de la sphère de la philosophie et des arts dans le sens où l’on parle de l’Université. »

D’autres exemples pourraient être donnés de la condition — au sens d’alternative, de condicio — qui est assignée à la psychanalyse par l’Université. Ainsi, en janvier 1920, le ministère des Cultes et de l’Instruction publique de la République de Weimar demande à Karl Abraham, fondateur de la Société allemande de Psychanalyse, de lui adresser un mémoire sur l’introduction de la psychanalyse comme matière d’enseignement à l’Université. Freud répond à Karl Abraham (4) en parlant de « la merveilleuse nouvelle de l’accueil imminent de la psychanalyse à l’Université de Berlin ». Il ajoute même qu’il est « pressé de répondre aux questions du Ministère ».

JEUX D’INFLUENCE

Le Ministère donne son accord, mais la Faculté refuse. Lorsque, quelque temps après, une nouvelle proposition est faite à Abraham de devenir maître de conférence de psychanalyse, l’obtention du poste est liée à une condition : celle de se faire baptiser. Mais l’Université est-elle la seule à comporter des exigences de cet ordre ? « Vous apportez un discours qui a des exigences telles… » Jacques Lacan répondait en ces termes à des étudiants du Centre universitaire expérimental de Vincennes (5). Mais qui exige exactement quoi ?

Ce qu’il y a chez Freud, c’est l’idée que les honneurs officiels peuvent être utiles à la propagation des idées (6) à laquelle se mêle un souci (légitime ?) du jaloux maintien d’une spécificité, rappelée à qui l’oublierait, par un ordre impérieux. Ce souci serait de l’ordre d’une certaine pureté. L’or pur de l’analyse — « reine Gold der Analyse » — est la formule qui sert à Freud en cette même année 1919 (7) pour repérer la psychanalyse dans un sens étroit, afin de lui opposer le plomb des divers accommodements auxquels elle est vouée. La part est ainsi faite à une certaine politique suivie par la psychanalyse. Elle est celle des alliages qui permettent à l’analyse — et à l’analyste — de survivre au moindre mal. L’alchimie est savante et seul le maître s’autorise à agréer les bons mélanges.

LA CHOSE QUI EST ENSEIGNÉE
DEVIENT AUTRE CHOSE

La psychanalyse doit-elle être enseignée à l’Université ? Freud répond à sa façon. Il n’est que de porter attention à l’actualité pour avoir un aperçu de ce qu’il en est de l’enseignement de la psychanalyse. Ainsi peut-on lire dans un article consacré par un important hebdomadaire au XXVII e Congrès de l’Association Internationale de Psychanalyse, qui vient de se tenir en Juillet 1971 à Vienne, cette réflexion : « L’enseignement de la psychanalyse n’existe pas officiellement à la faculté de médecine. Seule l’université de Vincennes possède un département de psychanalyse. Les enseignants ne savent cependant pas très bien s’il s’agit d’enseigner véritablement la psychanalyse ou de servir d’antichambre à une entrée en analyse pour quelques-uns de leurs étudiants ». (8) C’est selon une alternative de ce type que s’établit la condition de la psychanalyse à l’Université : celle du doute que l’on prête au supposé enseignant. Enseigner véritablement – c’est-à-dire dans un rapport de vérité par rapport à la chose enseignée – est redoutable. Comme il est donné de le voir, un inévitable décalage se produit dès que la question de l’enseignement apparaît : la chose enseignée devient d’autre chose. De littérature, au sens premier, peut-être.

Dans ce champ repéré comme étant celui de la littérature, on voit souvent de hâtives et parfois abusives applications, dévoiler leurs batteries à l’enseigne de la littérature et de la psychanalyse. Relevons un jalon de non-limite (« no limit ») posé par Freud dans le texte qui nous retient : L’application de la psychanalyse ne saurait être réduite au champ des troubles psychiques. Les craintifs de la « réduction » psychanalytique seront ainsi rassurés.

STATUT LITTÉRAIRE ET STATUE DE MOïSE

« Une lumière nouvelle… sur l’histoire de la littérature », le mot d’ordre que Freud lance à propos de l’enseignement de la psychanalyse mérite de faire école encore aujourd’hui, mais pas de la façon dont quelques disciples empressés l’entendent. C’est, en tout cas, sous ce jour que doit s’articuler un double statut du littéraire chez Freud. Et en fait de « statue », faisons le détour du Moïse, figure exemplaire à plus d’un titre, dont un épisode vient — comme mise à l’épreuve d’une écoute — résonner en échos à la question décrite ci-dessus : « Le bruit frappe son oreille, la tête et le regard se tournent du côté d’où vient ce bruit troublant… » (9)

NOTES DE L’ARTICLE
1. « Kell-e az egyetemen a psychoanalysist tanitani ? », Gyôgyâszat, Budapest, mars 1919.
2. Freud Sigmund, Ma vie et la psychanalyse (1925), Payot, 1971, p. 68. Sebstdarstellung, G.W., XIV, p. 81.
3. « On the teaching of psycho-analysis in Universities », Standard Edition, XVII, pp. 171 à 173.
4. Freud Sigmund, lettre du 14 mai 1920, in S. Freud et K. Abraham, Correspondance 1907-1926, Gallimard, 1969, p. 312.
5. Lacan Jacques, « Analyticon », Séminaire du 3 décembre 1969, texte polycopié.
6. Jones Ernest, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Tome II, PUF, 1961, p. 479.
7. Freud Sigmund, G.W., XII, p. 193.
8. Manevy Jean-V., L’Express, n° 1047, 2-8 août 1971, p. 38.
9. G.W., X, p. 118.

Bernard MÉRIGOT
Université de Paris VIII (Vincennes)
Août 1971

RÉFÉRENCES DE LA PUBLICATION ORIGINALE
MÉRIGOT Bernard,
« La psychanalyse doit-elle être enseignée à l’université ? », Littérature, n°3 (Littérature et psychanalyse), Larousse, 1971, p. 117-120. Le texte figurant ci-dessus est le texte définitif revu par l’auteur le 16 mars 2018. Des intertitres, qui scandent le texte, ont été ajoutés.

ARTICLES EN LIGNE SUR LE SITE http://savigny-avenir.fr concernant la psychanalyse

Territoires et Démocratie numérique locale (TDNL) est un media numérique mis en ligne sur le site http://savigny-avenir.info.
ISSN 2261-1819 BNF. Dépôt légal du numérique, 2018
Tous ses articles sont librement consultables. Sa publication est supportée par une structure associative et collaborative, le Groupe Mieux Aborder L’Avenir (MALA).
Référence du présent article : http://www.savigny-avenir.fr/1971/10/30/la-psychanalyse-doit-elle-etre-enseignee-a-luniversite-le-departement-de-psychanalyse-du-centre-universitaire-experimental-de-vincennes-1968-1971/
This entry was posted in Centre universitaire expérimental de Vincennes (CUEV), FOUCAULT Michel, FREUD Sigmund, LACAN Jacques, LECLAIRE Serge, Psychanalyse, Psychanalyse à l'Université, Université de Paris 8. Bookmark the permalink.

Comments are closed.