Introduction aux anthropologies pluralistes. La fragilité comme mode d’existence (Centre de Sociologie de l’Innovation).

LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°279, lundi 18 décembre 2017

« Des êtres ou des états en voie de disparition » : telle pourrait être la définition provisoire de la fragilité et de la précarité. Il ne s’agit pas là d’une définition par défaut, mais d’une forme d’attention portée « à ce qui rend sensible un trait propre, un appel, une façon partagée de saisir des états ouverts, souvent durs mais riches de possibles », comme le formulent Jérôme DENIS, Antoine HENNION et David PONTILLE (1).

Leur réflexion part du constat qu’il existe une prolifération de recherches qui traitent du soin, du care, de l’attention. Celles-ci portent aussi bien :

  • sur le climat ou sur la planète,
  • sur « les bonnes façons » de considérer les personnes vulnérables ou les exclus,
  • sur l’art de réparer les objets patrimoniaux ou de conserver des œuvres matérielles ou immatérielles pour empêcher leur disparition,
  • sur la maintenance technique de tous les dangers potentiels, ceux qui sont susceptibles de porter atteinte à la santé (qu’il s’agisse de la qualité bactériologique du lait maternel que l’on achète pour nourrir les bébés, ou la composition d’un médicament qu’un laboratoire modifie sans prévenir les patients) ou encore du bon fonctionnement des passages à niveaux qui se trouvent à l’intersection des routes et des voies ferrées.

Quelle est la visibilité des fragilités humaines ? La fragilité urbaine du petit lapin est-elle réelle ou symbolique ? La sérigraphie en noir et blanc est entourée de tags aux couleurs agressives. Art street, rue Olympe de Gouges, Paris 13e, 10 novembre 2017. © Photographie CAD / Bernard Mérigot.

Doit-on observer la réalité ou bien l’accompagner ?

Répondre par un engagement mobilise des ressources qui dépassent l’exigence de la simple participation personnelle.

Au-delà de leur variété – et du caractère souvent impérieux de l’engagement que ceux-ci exigent – on est en présence de nombreuses travaux, réflexions ou publications « tous « porteurs d’accents et de visées inédits ». Ceux-ci :

  • sont des témoignages vis-à-vis de la fragilité du monde, des êtres et des choses,
  • sont autant de manifestations d’une inquiétude diffuse et omniprésente concernant les vulnérabilités inconnues.

Comment trouver des passages « féconds et étroits » pour frayer entre les recherches empiriques et les approches spéculatives – qui se situent sur un plan philosophique, critique, ou politique – afin de soutenir toutes les entités fragiles, et de participer ainsi « à la curieuse augmentation croisée de l’existence de chacun avec les relations qu’il porte » ?

Comment se préoccuper de l’état du monde sans se fonder sur des enquêtes empiriques, fondées sur l’expérience – ἐμπειρία (empeiría, en grec) – qui produit des données, des connaissances, une expérience des sens, issue de l’observation et de l’expérimentation.

Voila de quoi interroger et remettre en cause :

  • la nature même recherches et de ses modes d’enquête,
  • la relation établie avec les acteurs, les objets et les milieux,
  • le statut des textes et des actes produits,
  • la frontière avec des réflexions et des gestes provenant d’autres disciplines (philosophes, écrivains, artistes, militants…).

C’est en reliant – de façon paradoxale – les formes d’enquête, d’écriture et d’action, dans le fil du pragmatisme, des philosophies de la différence et des anthropologies pluralistes (2), que l’on peut approcher des recherches d’un nouveau genre, celles qui ont pour objet la fragilité comme mode d’existence quotidien, la façon dont quelque chose qui peut a tout moment se briser, existe chaque jour. Une fragilité qui est plus forte que ce qui est solide.

RÉFÉRENCES

1. DENIS Jérôme, HENNION Antoine et PONTILLE David, « Maintenir/soutenir : de la fragilité comme mode d’existence », Séminaire de recherche du Centre de Sociologie de l’Innovation (CSI), Mines-Paris Tech, Paris. Année universitaire 2017-2018.

2. On retrouve ici la notion d’ontologies plurielles développée par Philippe Descola qui se situe par rapport au « tournant ontologique en anthropologie », dans la généalogie de idées et des influences du structuralisme de Lévi-Strauss et du perspectivisme de Viveiros de Castro, fondant une vision de l’homme, de l’anthropologie et des structures explicatives et prédictives, différente de l’anthropologie cognitive (Par-delà Nature et culture). Demeure une question : Qu’est-ce que le pluralisme en anthropologie ?

BIBLIOGRAPHIE
proposée par Jérôme DENIS, Antoine HENNION Antoine et David PONTILLE

  • Citton, Y. (2014). Pour une écologie de l’attention. Paris: Le Seuil.
  • Coccia, E. (2010). La Vie sensible. Paris: Payot/Rivages.
  • Debaise, D. (2015). L’appât des possibles. Paris: Presses du réel.
  • Denis, J. & D. Pontille (2015). Material ordering and the care of things. Science, Technology, & Human Values, 40(3), 338-367.
  • Denis, J. & D. Pontille (2017). Beyond Breakdown: Exploring Regimes of Maintenance. Continent, 6(1), 13-17.
  • Domínguez Rubio, F. (2016). On the discrepancy between objects and things. Journal of Material Culture, 21(1), 59-86.
  • Domínguez Rubio, F. (2014). Preserving the Unpreservable: Docile and Unruly Objects at MoMA. Theory and Society, 43(6), 617-645.
  • Edensor, T. (2011). Entangled agencies, material networks and repair in a building assemblage: The mutable stone of St Ann’s church, Manchester. Transactions of the Institute of British Geographers, 36(2), 238-252.
  • Graham, S. & N. Thrift (2007). Out of order: Understanding repair and maintenance. Theory, Culture & Society, 24(3), 1-25.
  • Haraway, D. (2018). Habiter le trouble. Parentés expérimentales dans le Chthulucene (trad. Thierry Drumm). Vaulx-en-Velin: Éditions des mondes à faire (à paraître en avril).
  • Hennion, A. & P.A. Vidal-Naquet (2017). Might Constraint be Compatible with Care? Sociology of Health and Illness, 39(5), 741-758.
  • Hennion, A. (2016). The Work to be Made. An Art of Touching. In B. Latour & C. Leclerc (eds), Reset Modernity! Cambridge: MIT Press, 208-214.
  • Hennion, A. & C. Sintive (2016). Un cahier qui pourrait s’intituler “Ce qui se passe” à Calais. PUCA/Pérou: http://www.urbanisme-puca.gouv.fr/IMG/pdf/un_cahier_qui_pourrait.pdf
  • Jackson, S. J. (2014). Rethinking repair. In T. Gillespie, P. J. Boczkowski & K. A. Foot (eds), Media technologies – essays on communication, materiality, and society. Cambridge: MIT Press, 221-240.
  • Latour, B. (2015). Face à Gaïa. Paris: La Découverte.
Macé, M. (2017). Sidérer, considérer. Migrants en France 2017. Paris: Verdier.
  • Mol, A., I. Moser & A. J. Pols (eds) (2010). Care in Practice: On Tinkering in Clinics, Homes and Farms. Bielefeld: Transcript Verlag
  • Puig de la Bellacasa, M. (2011). Matters of care in technoscience: Assembling neglected things. Social Studies of Science, 41(1), 85-106.
  • Puig de la Bellacasa, M. (2012). ‘Nothing comes without its world’: thinking with care. Sociological Review, 60(2), 197-216.
  • Tsing, A.L. (2017). Le champignon de la fin du monde. Paris: La Découverte.
  • Yurchak, A. (2015). Bodies of Lenin: The hidden science of communist sovereignty. Representations, 129(1), 116-157.

La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°279 lundi 18 décembre, 2017

Mention du présent article : http://www.savigny-avenir.info
ISSN 2261-1819
BNF. Dépôt légal du numérique, 2017

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