Craquelures globalisées du religieux. Séminaire Anthropologie, psychanalyse et politique. Regards sur les terrains. Subjectivation et globalisation

LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°244, lundi 17 avril 2017

La cristallisation des opinions portant sur l’islam et sur ceux qui s’en recommandent, les nouvelles formes de religiosité manifestées dans l’espace public, comme l’actualité du «burkini» durant l’été 2016… tels sont les sujets qui ont inspiré directement une publication de recherche en anthropologie portant sur les « craquelures globalisées du religieux ». (1) Ces questions étaient à l’ordre du jour d’un récent séminaire qui s’est tenu le 21 mars 2017 à Paris. (2)

Monique SÉLIM, Nicole KHOURI, Annie BENVENISTE, « Craquelures globalisées du religieux », Séminaire Anthropologie, psychanalyse et politique : regards sur les terrains, mardi 21 mars 2017, FMSH , 6 rue Suger, Paris 6e. © Photographie CAD / BM 2017.

Une science sociale comme l’anthropologie n’existe pas hors du monde. Elle est incarnée par des hommes et des femmes qui vivent hic et nunc, ici et maintenant, dans une société donnée. En tant que discipline scientifique, elle n’a pas besoin de se justifier lorsqu’elle porte attention à des faits qui s’imposent médiatiquement à tous. N’importe quelle étude qu’elle entreprend est légitime à une condition : que le chercheur réfléchisse et analyse le rapport qu’il entretient avec l’objet que l’actualité lui impose.

LES TERRITOIRES SÉGRÉGUÉS

L’engagement religieux s’est longtemps développé dans des communautés locales, majoritairement dans le cadre de cultures transmises par les familles et les lignées. Des conversions spirituelles subites ont toujours existé. Ce qui est nouveau, c’est l’apparition de phénomènes comme celui des trajectoires individuelles qui se trouvent bouleversées par des formes de prosélytisme inattendu, ou bien par des voyages initiatiques en Irak ou en Syrie. Ceux-ci doivent être situés dans le cadre d’un monde mondialisé, touchant aussi bien l’évolution des techniques de la spiritualité, ou la « moralisation religieuse » des conduites et des pratiques, comme les règles vestimentaires ou alimentaires, qu’elles soient hallal, cacher, ou encore parfois  « bio ».

Les nouvelles pratiques sont ancrées dans des territoires qui sont autant de réponses à des offres de constitutions identitaires. Celles-ci se construisent au sein d’un réseau d’espaces ségrégués dont on ne sort jamais : on passe de l’un pour entrer dans un autre. Les territoires ségrégués se déclinent comme des enclaves ethniques et religieuses, faites d’emboîtements locaux, régionaux, internationaux, mondialisés…

Fresque peinte. © Photographie CAD / BM 2016.

LA JOUISSANCE IDENTITAIRE

La désocialisation des individus, qui en quelque sorte s’extrémisent par leurs actes, ne se produit pas spontanément. Elle se fonde à partir d’une propédeutique, c’est-à-dire sur un enseignement préalable qui facilite l’acquisition de savoirs et de connaissances à venir. Il existe une propédeutique de l’extrémisme. Les lieux d’apprentissage ne sont plus institutionnels (comme peut l’être une mosquée, ou un espace culturel visible…), mais un banc dans un square, une chambre, un groupe d’amis et de frères branchés sur les réseaux sociaux, passant des heures devant l’écran d’un ordinateur ou d’un téléphone portable. On se rend compte que les entreprises de « déradicalisation » quelles que que soient leurs intentions, comme celles qui sont recommandées par l’État, méconnaissent la jouissance identitaire des individus tel que le révèle la psychanalyse.

LE « MAINSTREAM » OU LA RECHERCHE ?

Les pratiques et les comportements religieux extrêmes se situent dans la partie visible d’un iceberg. Certains les accomplissent de bonne foi. D’autres, par calcul. . En temps normal, aucune attention aux sciences sociales et aux conclusions de ses recherches n’est manifestée. Il faut des périodes de crise pour que des interrogations viennent : Pourquoi les choses qui adviennent se produisent-elles ? Quelles en sont les causes ?

Les réponses que l’anthropologie peut apporter aux inquiets de la démocratie ne se limite pas seulement à de nouveaux concepts et de nouvelles théories. Elles constituent toujours de nouvelles interrogations sur les pratiques des pouvoirs en place et sur les conséquences des actes qu’ils accomplissent. Parce que tous appartiennent, volontairement ou à leur insu, à une mondialisation qui est marquée par deux dimensions opposées auxquelles toute vie individuelle et toute vie collective est inéluctablement confrontée :

  • ce que l’on dit et ce et que l’on dit pas,
  • ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas.

Nous y ajouterons :

  • ce qui relève du mainstream (c’est-à-dire du courant de pensée majoritaire, de celui de la  croyance dominante, celui de tous les bavardages médiatiques, de toutes les propagandes, de toutes les publicités…), et
  • ce qui relève d’une approche critique de la recherche.

L’INTÉGRISME DE LA JOUISSANCE

Pour Charles MELMAN, la question principale d’aujourd’hui se résume peut-être à une seule. Comment être un homme ? Comment être une femme ? Quels sont ses signes de reconnaissance ? Comment les acquiert-on ? Jusqu’aux dernières années du XXe siècle, la question ne se posait pas. Il suffisait de se laisser prendre par la tradition pour se retrouver identiques à ceux et à celles de la lignée précédente.

« Mais la page est tournée depuis que la mondialisation est passée par là. Le trait qui s’est généralisé, au mépris de traditions, par définitions clivantes et répressives, est celui de la participation à une société de consommation dont la seule limite est celle des revenus. » Un intégrisme s’est installé dans les mœurs : il appelle à une jouissance accomplie. Le numérique favorise un manichéisme susceptible de conduire à un pouvoir totalitaire, ennemi de tout ce qui peut lui résister. (3)

On lira avec attention la contribution d’Olivier DOUVILLE « Candidats au Djihad. Une halte chez un psychanalyste. Entretien avec Monique SELIM », Journal des Anthropologues, 2016/3, pp. 146-147.

Je suis installé comme psychanalyste depuis une la fin des années 1990. Mes liens de travail avec le courant anthropologique me rend sensible aux montages entre subjectivité et rapports sociaux, loin de tout culturalisme.
Je considère que certaines formes de retour au religieux et à la tradition, loin de n’être que des surgeons d’une authenticité retrouvée sont des signes d’un malaise dans les montages identitaires dans nos mondes contemporains.
J’accueille quelques adolescents qui se présentent comme des radicalisés tentés par le djihad. C’est peu dire que j’ai en face de moi, non des psychopathes ou des tueurs, mais des jeunes désarrimés, souvent dans un désarroi identitaire profond, qu’ils soient garçons ou filles.
RADICALISATION
La notion de radicalisation, ou retour à la racine,  fonctionne dans un idéal de pureté, de retour à une origine pleine et inentamée, ce terme est quasiment une paraphrase du salafisme dans la mesure ou l’expression « salaf » désigne le rapport au Coran qu’entretenait le premier cercle du prophète.
Pour un psychanalyste, ce terme de radicalisation reste intéressant à la condition de le subvertir. Nous ne pouvons pas plaider pour l’existence d’une origine pleine vers quoi il serait possible de faire retour au point de s’y confondre, d’autant que  nous ne pouvons réfléchir aux engagements guerriers de nombre de nos jeunes dans des formes d’extrémismes au nom du religieux en identifiant la conversion à Daesch et le salafisme.
CONVERSION
Ce qui pose le plus problème n’est pas la radicalisation, mais la conversion à un idéal de vengeance guerrière de certains jeunes gens qui n’ont pas  été nécessairement élevés dans les valeurs de l’Islam. Nous voyons dans ce mythe du retour à l’origine inentamée, surtout lorsque ce mythe mobilise le passage à l’acte,  un puissant facteur attractif pour ces sujets désarrimés que sont des jeunes en errance dans leur adolescence.
Je ne crois en rien que les leaders de Al-Quaida et de Daesh fonctionnent avec de tels schémas. Il y a une part large de pragmatisme géostratégique qui n’est pas mince dans leur politique et qu’ils envoient à la mort des jeunes gens, garçons ou filles ne semblent pas les émouvoir outre mesure.
Je parle ici de la séduction idéologique qui fait du Djihad une des rares utopies qui s’épand dans notre monde moderne, où l’incertitude ontologique et la police de l’identité mènent une ronde toxique. On voit tout de suite que cette utopie ne promeut ni ne promet un monde nouveau dans lequel s’inventeraient d’autres façons d’échanger, de produire et d’aimer.
LE CULTE DE LA MORT
C’est une utopie marquée par le culte de la mort, de la surpuissance sexuelle et inféodée à des idéaux de néant. La radicale violence de cette utopie provoque un séisme dans le monde. Et toujours faudra-t-il redire que loin de n’être qu’une guerre contre l’occident elle est aussi une guerre de tout ce qui dans les différentes cultures musulmanes seraient suspecte de travestir ou atténuer la rigueur des supposés règles de vie pures et atemporelles originaires de l’islam in statu nascendi.
Les travaux des historiens montrent qu’une telle pureté supposée est une chimère. La rhétorique guerrière de cette utopie est celle d’une nouvelle querelle des universaux. A l’universel des droits de l’homme, tant galvaudés dans la réalité des mondialisations contemporaines et eur cynisme, s’opposerait un vœu farouche d’universalisation de la coutume et de l’origine intacte mais valant pour une nouvelle humanité réconciliée avec un passé mythique. En ce sens l’appropriation de l’origine repose sur une doctrine folle qui ferait de l’histoire le grand malheur qui corrode le monde idéal corrompu et à régénérer. De pauvres esprits parleraient ici d’humiliation, cette bouteille à l’encre, la question est plus vaste et elle est autre. Elle est celle de l’incapacité d’une frange large de la jeunesse, qu’il serait faux et dangereux de réduire aux dits « enfants de l’immigration » à lire  de façon critique les enjeux de la modernité. Ce sentir en rade des moyens de déconstruire ce qu’ont de violents et de porteurs d’exclusion  les processus de globalisation économique et technoscientifiques mène non à la révolte mais autrement à une tentation de faire taire le non-sens par une utopie dévastatrice. Je pense que le Djihad, ce n’est pas la tradition qui fait retour, mais la modernité qui entre en convulsion, le grand marché de l’identité qui s’enraye dans une exaltation auto-destructrice.
Une telle dynamique morbide doit provoquer la psychanalyse à penser le politique contemporain et les signifiants maîtres (ou les mots-clefs) qu’il produit et veut rendre aimable. Revenons à ce vœu toujours mortifère de retour à l’origine que la vilainie des « occidentalisés » aurait empêché.  Que serait une telle origine à réinstaurer une bonne fois pour toute ? Nous savons que dès Freud, l’origine est toujours marquée d’un manque ce qui fait que l’on parle par exemple plus volontiers des montages toujours incertains et mobiles des identifications bien plus que de l’identité en tant que telle. Dans sa fable anthropologique qui aujourd’hui a l’air bien désuète, celle de Totem et Tabou, Freud n’en soulève pas moins une idée importante qui est que l’origine de la culture c’est la mort en tant que donnée, le meurtre. En ce sens, vouloir retrouver le noyau intact de la culture c’est se mettre au service de la mort et du meurtre.
DÉRADICALISATION
Quant à ce terme de déradicalisation, je ne pense pas que les psy et les sociologies, qui avec énergie et sincérité se sont penchés sur la question, aient encore assez déconstruit les termes dont ils font usage. Dès que l’on adhère à ce terme de « déradicalisation » alors il est malaisé de ne pas rabattre une réflexion portant sur une chance à donner pour une nouvelle subjectivation du « radicalisé » sur une psychologie mécanique du comportement. IL s’agirait d’aider à la « déradicalisation » en provoquant le sujet « radicalisé » de fraîche date à changer d’habitus et de conduite.
Parler de « déradicalisation » suppose que la radicalisation soit un conditionnement. Tant que la déradicalisation, tout comme la radicalisation, resteront conçues sur le modèle du conditionnement et du déconditionnement la réflexion clinique restera dans l’impasse, pour ne rien dire de l’analyse anthropologique.
Il vaut mieux soigneusement étudier le discours de ces jeunes, leurs motivations, envisager ce qui les attire et même les « fixe » en Syrie et ce qui, pour nombre d’entre eux les en détourne une fois qu’ils ont atteint cette terre. Ce couple de notions ne peut qu’être inopérant pour déchiffrer de tels tournants à valeur d’absolu que des jeunes donnent à leur existence.
Ceux des candidats au départ que j’ai entendus et qui, conduits par leurs camarades, font une halte plus ou moins longue chez moi, et du coup ne sont pas partis pour la Syrie, peuvent exprimer une soif de pouvoir. Mais ce n’est pas tout, certains sont persuadés que ce voyage a quelque chose d’initiatique, qu’une volonté souveraine les reconnaîtra et les sauvera de leurs conditions qu’ils ressentent avec angoisse et colère comme une condition de désarrimé, voire de rebut.
DOUVILLE Olivier « Candidats au Djihad. Une halte chez un psychanalyste. Entretien avec Monique SELIM », Journal des Anthropologues, 2016/3, pp. 146-147.
Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH), Maison Suger, 16 rue Suger, Paris 6e. © Photographie CAD / BM 2016.

RÉFÉRENCES

1. BENVENISTE Annie, KHOURI Nicole, SÉLIM Monique, « Craquelures globalisées du religieux», Journal des Anthropologues,n°146-147, 2016.

SÉLIM Monique « ‪Tirs groupés contre des femmes-symptômes‪ », Journal des anthropologues, 3/2016 (n° 146-147), p. 7-12. URL : http://www.cairn.info/revue-journal-des-anthropologues-2016-3-page-7.htm

2. Séminaire Anthropologie, psychanalyse et politique : regards sur les terrains. Subjectivation et globalisation. Fondation Maison des sciences de l’Homme (FMSH). Séminaire Coordonné par Olivier Douville, psychanalyste, Laboratoire CRPMS Université Paris 7, Delphine Lacombe, sociologue, chargée de recherche CNRS, CESPRA, Julie Peghini, anthropologue, MCF Université Paris 8, Monique Selim, anthropologue, directrice de recherche à l’IRD.

Le séminaire Anthropologie, psychanalyse et politique : regards sur les terrains. Subjectivation et globalisation propose de repenser les dialogues et les mises à l’épreuve réciproques entre anthropologie et psychanalyse. Il s’efforce d’articuler trois lignes de questionnement :
● Clinique du terrain et terrains cliniques : des anthropologues s’interrogent sur la nature des relations interpersonnelles développées durant leurs enquêtes, le sens et les modalités de leur écoute, et, corollairement, les mobiles intimes de la parole des acteurs.
● Folie et État : une réflexion croisée, d’un côté sur les élaborations identitaires des nouvelles représentations du bien-être psychique, de l’autre, sur les instances de légitimation sur ce que serait une bonne santé psychique en termes de prévention, de diagnostic, de traitement et de leur évaluation.
● Ouvrir le débat entre anthropologie et psychanalyse de l’ordre épistémique et épistémologique.
FONDATION MAISON DES SCIENCES DE L’HOMME (MSH) et ASSOCIATION FRANÇAISE DES ANTHROPOLOGUES (AFA), Séminaire Anthropologie, psychanalyse et politique regards sur les terrains. Subjectivation et globalisation (Année 2016-2017),  Maison Suger, 16 rue Suger, Paris 6e. Le séminaire est coordonné par Olivier Douville, psychanalyste, Laboratoire CRPMS Université Paris 7, Delphine Lacombe, sociologue, chargée de recherche CNRS, CESPRA, Julie Peghini, anthropologue, MCF Université Paris 8, Monique Selim, anthropologue, directrice de recherche à l’IRD.
http://www.afa.msh-paris.fr/?page_id=66
La Maison Suger est un centre international de recherche, d’accueil et de coopération pour chercheurs étrangers de haut niveau. Située dans le Quartier Latin, centre historique de Paris, la Maison Suger a été créée en 1990 par la Fondation Maison des Sciences de l’Homme afin d’offrir aux chercheurs étrangers en sciences humaines et sociales devant séjourner à Paris et pendant des durées prolongées, dans le cadre de collaborations avec des équipes et des chercheurs français et étrangers, un environnement de travail et de vie adapté à leurs besoins. Elle a également pour mission de favoriser les échanges entre chercheurs de toutes disciplines et nationalités, afin de susciter et révéler de nouvelles perspectives et de nouveaux projets ou programmes de coopération scientifique.

3. MELMAN Charles, « Tu sera un homme », Questions sur la radicalisation. Poussées, analyse et commentaires, Journée d’études organisée par l’École pratique des Hautes études en psychopathologies (EPHEP), 11 juin 2016, Centre Sèvres, Paris 6e.
Charles MELMAN est psychiatre et psychanalyste. Doyen de l’école pratique des Hautes études en psychopathologies (EPHEP).

4. DOUVILLE Olivier,  « Candidats au Djihad. Une halte chez chez un psychanalyste. Entretien avec Monique SELIM », Journal des Anthropologues, 2016/3, p. 146-147.

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La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°244 lundi 17 avril 2017

Mention du présent article http ://www.savigny-avenir.info
ISSN 2261-1819
Dépôt légal du numérique, BNF 2017

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