Justice et politique : Peut-on « préparer l’esprit des juges ». Vérité ou mensonge ? Le débat entre Apollodore de Pergame et Théodore de Gadara

LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°229, lundi 2 janvier 2017

Lorsqu’une affaire politique vient devant la justice, est-ce que chacune des parties développe une argumentation – et une éloquence – de nature judiciaire ou bien de nature politique ? Aucune affaire n’apparaît dans l’espace public sans raison. Que les motifs avancés soient vrais ou faux, qu’ils soient dits ou cachés.
La justice qui s’occupe de politique, relève t-elle de la justice ou bien de la politique ? La question ne peut être éludée parce qu’elle mêle chaque fois l’institution judiciaire et ses acteurs dans une relation non explicitée au politique, c’est à dire aux collectivités publiques, aux administrations, aux élus. Le débat est ancien, puisque déjà au Ier siècle avant Jésus-Christ, deux professeurs de rhétorique Apollodore de Pergame et Théodore de Gadara se sont opposés sur le sujet. Un débat ancien, vieux de vingt siècles, qui se poursuit en ce début de XXIe siècle. (1)

Apollodore de Pergame et Théodore de Gadara

Apollodore de Pergame nait vers 104 avant J.-C., et meurt vers 22 avant J.-C.). Théodore de Gadara est son contemporain. Il serait né en 99 avant J.-C. et on ne connaît pas exactement la date de sa mort. Ils ont tous deux des professeurs de rhétorique éminents du Ier siècle av. J.-C. Ce ne sont pas seulement des théoriciens de la rhétorique et de l’éloquence, mais des formateurs. Ils ont enseigné chacun à un futur empereur. Apollodore a eu comme élève Octave (63 av. J.-C. – 14 ap. J.-C) qui deviendra l’empereur Auguste (27 av. J.-C. – 14 ap. J.-C). Et Théodore a eu comme élève Tibère (42 av. J.-C. – 37 ap. J.-C.), futur empereur qui succédera à Auguste (14 ap. J.-C. – 37 ap. J.-C.). Apollodore et Théodore ne sont pas des amateurs, mais des professionnels de la chose publique, de la « chose judiciaire ».

LA RHÉTORIQUE JUDICIAIRE :
PRÉPARER L’ESPRIT DU JUGE

Apollodore de Pergame s’occupait principalement de l’éloquence judiciaire, alors que Théodore de Gadara se concentrait sur l’éloquence politique. Les préceptes posés par Apollodore étaient concrets et pratiques : il disait que le propre d’un discours judiciaire était d’abord et avant tout, de persuader le juge afin de conduire le verdict là où il le voulait. Pour « préparer l’esprit du juge », Apollodore prescrivait de faire une « narration » (en latin « narratio »), c’est-à-dire un exposé des faits – réels ou supposés – en ne négligeant aucun détail, et en remontant aussi loin qu’il le fallait. (2)

Des narrations qui remontent aussi loin qu’il le faut… Parce qu’aucun discours n’est isolable des autres discours, aucune raison ne peut être séparée des autres raisons qui l’enserrent. Il faut laisser à la narratio le temps de faire le tour du dossier, de s’arrêter à ses différentes étapes, de repérer ses tenants et suivre ses aboutissants. En un mot : décrire les effets et révéler les causes.

On cite une anecdote. Dans une plaidoirie concernant une affaire d’adultère, Bruttédius Niger, disciple d’Apollodore, reprochait à Vallius Syriacus de n’avoir pas raconté les faits. Vallius Syriacus répondit en disant :

« D’abord, nous n’avons pas étudié chez le même maitre : toi, tu as suivi Apollodore, qui veut toujours des narrations. Et moi, j’ai suivi Théodore, qui n’en veut pas. Et puisque tu me demandes, Niger, pourquoi je n’ai pas raconté les faits, c’est tout simplement pour te laisser ce soin » (3)

La question de la « préparation de l’esprit des juges » est une question qui est toujours d’actualité. (4) De qui est-ce la charge ? Des avocats de l’accusation ? Des avocats de la défense ? De l’instruction ? De la police ? De l’opinion ? Est-ce une affaire privée ou une affaire publique ?

JURIDIQUE OU POLITIQUE ?
RUPTURE ET DISRUPTION

Les affaires politiques doivent-elles être plaidées politiquement ou juridiquement ? On pense à la conception de l’argumentation judiciaire développée par l’avocat Jacques VERGÈS (1924-2013) qui consistait en une « défense de rupture » (appelée aussi « stratégie de rupture »), s’opposant à la « défense de connivence » classiquement plaidée. (5)

  • 1. l’accusé se fait accusateur,
  • 2. la compétence judiciaire du juge, ainsi que la légitimité du tribunal – qui sont de nature politique – sont contestées,
  • 3. l’opinion est prise à témoin.

La défense de rupture se manifeste par une « présence offensive ». On a critiqué son « efficacité judiciaire » dans certaines affaires. On oublie que c’est en cherchant à créer un courant de sympathie dans l’opinion qu’elle fait contre-poids aux idées reçues, qu’elle vient combler le vide des automatismes de la pensée, cet espace qui est occupé par tout ce le monde répète, par tout ce que disent les autres, et par tous ceux qui commentent leurs commentaires.

Le politique dit qu’ « il faut laisser passer la justice». Le problème est que la justice ne « passe »pas, parce que la justice est politique, comme l’a écrit Prosper WEIL  éminent professeur de droit. La justice ne peut exister qu’en tant qu’être politique. Ce qui fait que l’on est obligé de constater que la défense de rupture oblige les pouvoirs politiques et judiciaires en place à justifier la légitimité de leurs actes. Ainsi que celle de leurs silences et leur non-actions.

Aujourd’hui, la rupture est partout, la disruption mondialisée et mondialisante est omniprésente. Bernard STIEGLER définit la disruption comme un phénomène qui impose aux sociétés « des modèles qui détruisent les structures sociales et rendent la puissance publique impuissante ». (6) Que deviennent la vérité et le mensonge à l’heure des réseaux sociaux ? Des forces opposées, soumises à toutes les  manipulations.

RÉFÉRENCES
1.
D’innombrables affaires en sont chaque jour l’exemple.
2. WORTHER Frédéric,
Apollodore de Pergame Théodore de Gadara. Fragments et témoignages, Paris, Les Belles Lettres, 2013. Collection des Universités de France / Guillaume Budé.
YOTOV Yoto,
« Apollodore de Pergame », 13 avril 2014. http://www.notesdumontroyal.com/note/496 « Théodore de Gadara »,
3. BORNECQUE Henri,
Les déclamateurs et les déclamateurs d’après Sénèque, Lille, Éditions de ‘Université de Lille. Collection Travaux et mémoires.
4. PERNOT, Laurent,
La Rhétorique dans l’Antiquité, Paris, Librairie Générale Française, 2000 (ISBN 2-253-90553-4)
5. VERGÈS Jacques,
De la stratégie judiciaire, Éditions de Minuit, 1968.
6. STIEGLER Bernard
, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, Les Liens qui libèrent Éditeur, 2016

La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°229, lundi 2 janvier 2017

Mention du présent article : http//www.savigny-avenir.info
ISSN 2261-1819
BNF. Dépôt légal du numérique, 2017

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