La pratique de la politique locale nous apprend-elle quelque chose ? (Gilles Deleuze et Anne Querrien)

LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°200, lundi 13 juin 2016

« Apprendre, c’est se mettre en jeu et en risque » nous rappelle Anne QUERRIEN dans son intervention sur « la politique en-deçà et au-delà de la représentation » consacrée à une lecture sur « Gilles DELEUZE politique » (1).

Anne QUERRIEN (à gauche) en conversation avec Jean-Claude POLACK (au centre),
directeur de la publication de Chimères
(Revue de schizoanalyse fondée par Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI,
à l’issue du Séminaire Anthropologie, psychanalyse et politique : regard sur les terrains (2)
dirigé par Monique SELIM, Fondation Maison des sciences de l’homme, Paris, mardi 12 avril 2016.
©  Photo CAD / BM 2016

EST-IL POSSIBLE D’APPRENDRE
DE LA POLITIQUE LOCALE ?

Le malheur des représentants, « c’est de parler pour les autres », écrit Gilles DELEUZE dans Différence et répétition (p.74). En politique, le problème est que les leaders, au fil de l’exercice du pouvoir, « décrochent » des sensibilités qu’ils ont réunies lors de leur candidature. Élaborées pour vanter le vivre ensemble, elles se trouvent vidées  de leurs signifiants et de leurs contenus. Anne QUERRIEN, commentant la pensée de Gilles DELEUZE, analyse leurs manifestations : vides grandissants, ratissages de plus en plus large, et enfin, besoin d’outils de répression pour maintenir ensemble des sensibilités divergentes.

Quel rapport y a-t-il entre l’objet vu et le voyant ? La représentation est porteuse d’un ordre conservateur. Sa rencontre avec un itinéraire populiste est inévitable puisqu’elle se poursuit dans une dépendance d’ennemis désignés. La représentation de la scène politique de l’affrontement se construit toujours par opposition à autrui : c’est une pensée dominante.

Arrêtons-nous sur « Tout le monde sait, personne ne peut nier » (Différence et répétition, p.170). C’est l’énoncé dominant par excellence des politiques qui en appellent au « bon sens » et au « sens commun », slogans par lesquels les leaders affirment que leur nature est droite et qu’ils sont « pleins de bonne volonté ». Ce moment de l’énonciation politique, que l’on peu qualifier d’unanimiste (tout le monde pense la même chose), n’est jamais improvisé. Elle a été préparée à dessein pour qu’un sens commun adéquat s’impose à tous les membres réunis en groupe, en collectif, en collectivité… Une telle construction abaisse tous les énoncés vers leurs contenus les moins élaborés, adoptés immédiatement par les éléments les plus radicaux, voir les plus violents. L’opposition entre « Eux : à abattre » et « Nous : à préserver » constitue l’antichambre des totalitarismes.

LE RÉCIT POLITIQUE :
ROMAN POLICIER OU SCIENCE FICTION ?

Dans son avant-propos à Différence et répétition, Gilles DELEUZE écrit qu’ « un livre de philosophie doit-être pour une part une espèce très particulière de roman policier, pour une autre part une sorte de science-fiction. »

  • « Par roman policier, nous voulons dire que les concepts doivent intervenir, avec une zone de présence, pour résoudre une situation locale. Ils changent eux-mêmes avec les problèmes. Ils ont des sphères d’influence, où ils s’exercent, nous le verrons, en rapport avec des « drames » et par les voies d’une certaine « cruauté ». Ils doivent avoir une cohérence entre eux, mais cette cohérence ne doit pas venir d’eux. Ils doivent recevoir leur cohérence d’ailleurs ».
  • Science fiction, encore en un autre sens, où les faiblesses s’accusent. Comment faire pour écrire autrement que sur ce qu’on ne sait pas, ou ce qu’on sait mal ? C’est là-dessus nécessairement qu’on imagine avoir quelque chose à dire. On n’écrit qu’à la pointe de son savoir, à cette pointe extrême qui sépare notre savoir de notre ignorance, et qui fait passer l’un dans l’autre. C’est seulement de cette façon qu’on est déterminé à écrire. Combler l’ignorance, c’est remettre l’écriture à demain, ou plutôt la rendre impossible. Peut-être y a-t-il là un rapport de l’écriture encore plus menaçant que celui qu’elle est dite entretenir avec la mort, avec le silence.»  (3)

La condition pour apprendre de la politique est de considérer ses récits comme des livres de philosophie : partagés entre deux genres.

« On refuse l’alternative générale de la représentation infinie : ou bien l’indéterminé, l’indifférent, l’indifférencié, ou bien une différence déjà déterminée comme négation, impliquant et enveloppant le négatif.» (p.74)

« Ce n’est pas la différence qui suppose l’opposition, mais l’opposition qui suppose la différence (…) ». (p.74)

RÉFÉRENCES
1. QUERRIEN Anne, «Deleuze politique avant sa rencontre avec Guattari. La politique en-deçà et au-delà de la représentation», intervention au colloque « Deleuze : virtuel, machines et lignes de fuite, dirigé par Anne QUERRIEN, Anne SAUVAGNARGUES, et Arnaud VILLANI, 1er août-11 août 2015, Centre culturel international de Cerisy, 6 p.
QUERRIEN Anne,
«Deleuze politique avant sa rencontre avec Guattari. La politique en-deçà et au-delà de la représentation», Workshop proposé par Marco CANDORE, Anne QUERRIEN et Mayette VILTARD, « Choerrances/Cohérences et chaosmose », École lacanienne de psychanalyse, Paris, samedi 18 juin 2016.
2. Séminaire Anthropologie, psychanalyse et politique : regard sur les terrains,
organisé par Monique SELIM, anthropologue; Olivier DOUVILLE, psychanalyste; Delphine LACOMBE, sociologue;  Julie PEGHINI, anthropologue. Fondation Maison des sciences de l’homme, Paris.
3. DELEUZE Gilles,
Différence et répétition, PUF, 1968, p. 3

La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°200, lundi 13 juin 2016

Mention du présent article http ://www.savigny-avenir.info
ISSN 2261-1819
Dépôt légal du numérique, BNF 2016

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