L’hybridation sociale et la politique des territoires (Pierre-André Taguieff)

LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR

DÉCODAGE

CONTEXTE. La seconde moitié du XXème siècle a vu apparaître un nouveau concept, celui de mondialisation. Il désigne un nouveau mode de relation entre les cultures. Quelle sont les conséquences culturelles de la globalisation? Quels outils conceptuels permettent de l’analyser ?

ENJEUX. Trois questions peuvent-être posées sur les effets de la mondialisation :

  • 1. la mondialisation est-elle un agent de dissolution des identités nationales et ethniques ?
  • 2. la mondialisation est-elle un facteur de guerre entre les cultures ?
  • 3. la mondialisation peut-elle exister sans provoquer des situation conflictuelle entre les processus de mondialisation lui-même et les territoires et les populations mondialisées ?

LA MONDIALISATION :
PENSER L’INTERDÉPENDANCE

Le terme de mondialisation désigne le processus historique par lequel les individus, les activités humaines et les structures politiques voient leurs échanges matériels autant qu’immatériels s’accroître à l’échelle de la planète, entraînant comme conséquence une plus grande interdépendance mutuelle. Elle concerne les échanges de biens, de main-d’œuvre, d’informations, de connaissances.

En français, le verbe « mondialiser » est attesté dès 1928. À l’époque de la Guerre froide, le terme « mondialisation » est cité en 1959 dans le journal anglais The Economist, puis dans le quotidien français Le Monde. Il désigne l’accroissement des échanges commerciaux de biens, de services, de main-d’œuvre, de technologie et de capital à l’échelle internationale. Selon Robert Boyer, la globalisation/mondialisation trouve son origine dans la littérature consacrée aux firmes multinationales et désigne d’abord un phénomène limité, une mondialisation de la demande dans les années 1960. Le terme semble tomber dans l’oubli pour réapparaitre au cours des années 1980-1990 pour occuper une place majeure dans le débat public.

En anglais et en américain, le premier terme qui est utilisé est celui de « globalization ». Il recouvre le même sens qu’en français.

GLOBALISATION OU MONDIALISATION ?

La distinction entre ces deux termes « mondialisation » et « globalisation » est propre à la langue française. D’un point de vue étymologique, « monde » (du latin mundus : univers) et « globe » (du latin globus : en tous sens), ont des sens voisins dans leur emploi initial. Puis, une distinction s’est opérée :

« globalisation » a une portée restreinte. Elle désigne l’extension supposée du raisonnement économique à toutes les activités humaines et évoque sa limitation au globe terrestre.

« mondialisation » a une portée plus large. Elle désigne l’extension planétaire des échanges culturels, politiques, économiques ou autres. L’expression « monde » prend des sens divers : celui d’une culture (le monde chinois), d’un espace virtuel construit sur un imaginaire (la mondialisation financière), une problématique (environnement, biodiversité, changement climatique).

LES EFFETS DE LA GLOBALISATION

Pour Pierre-André TAGUIEFF, la globalisation constitue un processus planétaire complexe. On peut relever qu’elle :

  • accélère les échanges, les transferts et les mélanges,
  • ébranle les identités collectives en les rendant instables et provisoires,
  • alimente les incertitudes et les craintes dans de nouveaux ensembles territorialisés,
  • accélère les processus constitutifs de la modernité,
  • permet des contacts et des échanges entre civilisations ou des cultures,
  • opère des emprunts réciproques,
  • rend possible des communications et des interactions entre des formes sociales et culturelles.

FLUIDIFICATION ET LIQUÉFACTION

Il note que « certains théoriciens postmodernes voient dans le globalisation un processus global de « fluidification », voire de « liquéfaction » affectant toutes les formes sociales réputées « stables », toutes les entités culturelles jusque-là perçues comme « solides » (Bauman, 2004, 2006, 2007). Le discours d’éloge de la globalisation ou de la mondialisation, oublie l’anxiété croissante provoquée par la dissolution des formes sociales et des spécificités nationales. Elle met au premier plan des caractéristiques supposées positives, qui semblent s’opposer au rejet des mélanges raciaux, à la réification des identités collectives, à la fermeture aux échanges entre cultures, au « dialogue des civilisations ».

L’HYBRIDATION, UNE ILLUSION THÉORIQUE ?

Cette évaluation positive des phénomènes de syncrétisme culturel est accentuée chez les théoriciens de la globalisation qui ont recours à la métaphore de l’« hybridité », de l’« hybridation » ou du « métissage » (Clifford, 1994 ; Pieterse, 1995 ; Werbner, 2004). L’idée paraît simple : la globalisation étant une « hybridation », elle serait elle-même un mécanisme antiraciste, en ce qu’elle tendrait à faire disparaître la hantise du métissage qui forme le noyau dur de la pensée raciste moderne, en même temps qu’elle effacerait les entités ethno-raciales érigées en absolus ou en essences a-temporelles. Elle ferait passer d’un régime de pensée essentialiste privilégiant les entités fixes et homogènes à un nouveau régime de pensée accueillant l’instabilité et l’hétérogénéité (Laplantine et Nouss, 1997 et 2001). Puissant dissolvant des identités substantielles, elle permettrait d’échapper à la surdité mutuelle des cultures, aux chocs et aux heurts inter-civilisationnels qui paraissaient inévitables, ainsi qu’à la guerre des mondes culturels.

MÉTISSAGE

Pour lui « l’extension métaphorique des termes de métissage et d’hybridation au domaine des phénomènes culturels caractérisés par les contacts, les échanges et les emprunts culturels est devenue banale ». Les théoriciens du métissage culturel (cultural hybridization) se sont multipliés dans les centres de recherche et les universités. À l’ère du « réseau » planétaire, de la « mixité », de la rencontre ou du « croisement » des cultures (« en mouvement », ou « migrantes »), il va de soi de recourir aux métaphores : « mélange des couleurs » ou « métissage », rime avec « tissage » (Bellavance, 2001), au retissage des « races », des « ethnies » et des « cultures » pour fabriquer une « humanité métissée » ?

ACCULTURATION

Chez les sociologues et les anthropologues, on parlait naguère d’« acculturation » (Redfield, Linton et Herskovits, 1936 ; Herskovits, 1938 ; Linton, 1940), puis d’interpénétrations et d’entrecroisements de civilisations différentes (Bastide, 1960 et 1970). Certains auteurs se sont efforcés de penser ensemble les différentes figures de la rencontre des identités collectives, les relations interethniques et les phénomènes d’acculturation (Abou, 1986). Étudier l’immigration, par exemple, implique d’analyser d’un point de vue sociologique, le « bricolage culturel » auquel donnent lieu les contacts entre les populations immigrées et les sociétés d’accueil, et qui se réalise comme une « acculturation limitée » (Schnapper, 1986, pp. 148-151).

CROISEMENT DES CULTURES
OU CROISEMENT DES TERRITOIRES ?

D’autres auteurs, écrivains ou spécialistes de sciences sociales, célèbrent le « croisement des cultures », défini comme l’ensemble des « formes que prennent la rencontre, l’interaction, le mélange de deux sociétés particulières » (Todorov, 1986, p. 5). En 1978, Michel Foucault concevait la « philosophie de l’avenir » comme le résultat possible de ces « rencontres » et de ces entrecroisements : « Si une philosophie de l’avenir existe, elle doit naître en dehors de l’Europe ou bien elle doit naître en conséquence de rencontres et de percussions entre l’Europe et la non-Europe. » (Foucault, 1994, pp. 622-623 ; Carrette, 1999, p. 113).

RÉFÉRENCES
TAGUIEFF Pierre-André
, « Une nouvelle illusion théorique dans les sciences sociales : la globalisation comme « hybridation » ou « métissage culturel », L’Observatoire du communautarisme, www.luette.free.fr, 12 décembre 2009. Pierre-André Taguieff est directeur de recherche au CNRS, Centre de recherches politiques de Sciences Po, Paris.

La Lettre de Mieux Aborder L’Avenir, 29 avril 2013

Mention du présent article : http//www.savigny-avenir.info/ISSN 2261-1819
BNF. Dépôt légal du numérique, 2013

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