Savigny-sur-Orge et l’intercommunalité : il faut fonder une science locale du territoire (Collège International des Sciences du Territoire)

COURS DU SOIR DE CULTURE INTERCOMMUNALE

DÉCODAGE

CONTEXTE. En ce printemps 2011, ont constate que :

  • la majorité des communes ont près de dix années de pratique intercommunale, ayant intégré dès l’origine, en 2000, une communauté  (communauté de commune, communauté d’agglomération…),
  • quelques communes  ont refusé d’intégrer toute communauté. Elles sont aujourd’hui isolées et souffrent d’un déficit de projet, de culture de collectivité, et de pratique en matière de partenariats intercommunaux (1).

ENJEUX. La commune de Savigny-sur-Orge (37 700 habitants) a refusé pendant 11 ans toute intercommunalité. De 2000 à 2011, son conseil municipal n’a jamais débattu de cette question. Aujourd’hui, ses élus et ses fonctionnaires territoriaux souffrent d’un profond déficit de culture communautaire et ses habitants ont peur des autres communes. Comment peuvent-ils rattraper leur retard de projet, de connaissance et de pratique ? Réponse : en suivant une formation. C’est ce à quoi s’emploie la série d’articles qui débute.

Bernard MÉRIGOT

POUR UNE SCIENCE DU TERRITOIRE : LES DEUX NIVEAUX

Au niveau global, le « territoire » est présent dans tous les défis auxquels nos sociétés contemporaines sont confrontées :

  • changement climatique,
  • transition énergétique,
  • vieillissement de la population,
  • accroissement des inégalités sociales,
  • rapports ville-campagne,
  • questions migratoires et identitaires,
  • nouvelles relations Nord-Sud.

Au niveau local, les bouleversements des intercommunalités ainsi que les réformes des collectivités territoriales (2011), les opérations successives de « territorialisation » et de « déterritorialisation » (en ce qui concerne les services publics locaux, les identités locales,  le développement des activités économiques…) n’ont pas été suivies par une analyse des mutations profondes qui ont affectées la notion de territoire durant les dix dernières années (2000-2010). Il est urgent de fonder une science locale du territoire (2).

QU’EST-CE QU’UN TERRITOIRE ?

On peut considérer que le territoire constitue à la fois :

  • un révélateur puissant de la complexité contemporaine et
  • une ressource pour l’action.

Dans une société qui promeut la mobilité, l’accessibilité, la dérégulation… les instances productrices (de normes, de repères et de recommandations, de directives, de plans, de programmes…) se multiplient. Il en résulte une complexité inédite. Le sens de l’action individuelle et collective n’est plus ni donné a priori, ni limité.

Le territoire se construit et se recompose, et ce, à différentes échelles. La cohérence des emboîtements de ces échelles est de moins en moins lisible. Comment leur redonner un sens ?

LE 6 EFFETS DU  TERRITOIRE

Au-delà d’un simple objet multidisciplinaire, le territoire devient alors un « révélateur » qui produit plusieurs effets :

  • 1. Effet de délimitation : par un tracé, continu ou progressif, avec toutes les questions relatives aux seuils et aux effets « frontière »,
  • 2. Effet de matérialité du lieu : les caractéristiques (biologiques, physiques ou sociales) locales qui rappellent l’inertie structurante du temps passé et les rythmes spécifiques à chaque territoire,
  • 3. Effet d’interactions (sociales, économiques, spatiales, politiques…) que celles-ci s’exercent à l’échelle locale ou qu’elles s’articulent sur des échelles différentes, dessinant le territoire de manière particulière et non générique,
  • 4. Effet de représentations individuelles ou collectives : le territoire comme récit social susceptible de résoudre la complexité,
  • 5. Effet d’allocation de ressources, d’activités et de responsabilités : le territoire comme choix structurant,
  • 6. Effet d’action : le territoire comme principal assise de légitimité.

INFORMATIONS ET DÉMOCRATIE

La compréhension et l’analyse d’un territoire dépend – que ce soit pour son administration, pour ses citoyens, pour la réflexion critique, la recherche – des informations disponibles (données statistiques, photographiques, iconographiques…), des catégories techniques, administratives ou politiques qui les encadrent, et des méthodes de traitement des données.

On s’aperçoit que les élus et les administrations en définitive :

  • savent peu de chose,
  • ne disposent de données, ni récentes, ni critiques (c’est-à-dire recoupées et analysées de façon contradictoire),
  • n’ont pas l’habitude d’en tirer des conclusions,
  • ne procèdent pas à des analyses annuelles,
  • se plaisent à cultiver l’art du secret en communiquant le moins possible les données publiques dont ils disposent.

L’information territoriale est partie prenante de la modification générale du rapport entre savoir et société. Il ne peut pas y avoir de société de production de sens et de projet sans participation de tous les acteurs (débats sur la démocratie participative, sur la « démocratie technique »…).

Du fait de sa complexité, le savoir – et donc les décisions qui en découlent – est de plus en plus une affaire d’experts.

Cette situation est de moins en moins admise par les citoyens.

Mais, porter le savoir à la connaissance large de tous les acteurs nécessite de disposer d’outils de représentation du savoir, de visualisation des informations et des débats.

LE TERRITOIRE : DE LA DEMANDE SOCIALE AU DÉBAT PUBLIC

Le territoire n’est-il pas la base pertinente de rencontre entre les savoirs et « la demande sociale » qui impose de s’exprimer à travers le débat public ?

Le succès grandissant des questions territoriales (environnement, développement, gouvernance, mobilités, relations internationales…), attribue trois rôles au territoire :

  • 1. être un révélateur de la complexité contemporaine,
  • 2. être un vecteur de la rencontre avec la demande sociale,
  • 3. être une ressource pour l’action collective.

Plusieurs disciplines sont concernées :

  • celles qui se sont constituées sur un objet spatial : géographie, aménagement, urbanisme, architecture,
  • celles qui mobilisent une dimension spatiale : démographie, géopolitique, sociologie urbaine, économie spatiale,
  • des sciences sociales : sociologie de l’action publique, économie institutionnaliste, droit de l’environnement, droit international…
  • des sciences de la nature : hydrologie, géologie,
  • des sciences de la vie : biologie, agronomie, santé,
  • des sciences de l’ingénieur : géomatique, modélisation, systèmes complexes.

LES 3 ENJEUX DU TERRITOIRE

Le projet formulé en 2011 par le Collège international des sciences du territoire (CIST) est de montrer en quoi le territoire constitue une approche pertinente pour aborder trois enjeux pluridisciplinaires :

  • 1. l’articulation entre échelons individuels et collectifs (parcours individuels et mobilités collectives, questions identitaires, pratiques spatiales et fragmentations sociales, politiques individuelles ou territoriales…),
  • 2. les nouvelles normes et régulations suscitées par la mondialisation (nouveau rôle de l’Etat et multiplication des producteurs de normes, dépassement des régulations nationales par la montée du local et du transnational, biens communs et gouvernance par la mobilisation multi -acteurs…),
  • 3. les temporalités et ruptures dans les événements sociaux, physiques ou biologiques (vulnérabilité et risques ; sécurité, durabilité et résilience ; politiques de prévention et gestion des crises, le besoin du temps long de la planification face à l’accélération des pratiques sociales…).

Deux conceptions de la « science du territoire » sont possibles :
1. celle d’un savoir scientifique. Les sciences du territoire sont alors envisagées à travers un ensemble de disciplines scientifiques que l’on confronte pour comprendre, de manière harmonisée, la dimension territoriale de leurs objets propres. Le concept de territoire est discuté afin d’en constater les acceptions et les éventuels écarts d’une discipline à l’autre.
2. celle d’une discipline scientifique émergente. Il faut alors en définir les concepts, les lois et les méthodes d’analyse.

QUELQUES QUESTIONS

Elles portent sur huit domaines :

  • 1. Définition des sciences du territoire
  • 2. Information territoriale
  • 3. Mobilités, identité et territoires
  • 4. Conflits, compromis et gouvernance territoriale
  • 5. Risques et territoires
  • 6. Biodiversités et territoires
  • 7. Territoires et développement durable
  • 8. Territoire et santé

1. Définition des sciences du territoire
Pourquoi l’importance des enjeux territoriaux justifie-t-elle une nouvelle discipline qui leui soit dédiée ?

2. Information territoriale
Les bases de données territoriales ont-elles la capacité :

  • à tenir compte des interactions entre les échelles globales, régionales, locales et micro-locales ?
  • à intégrer des données appartenant à des champs différents ?
  • à unifier les métadonnées et la variété normative des données selon les institutions productrices ?
  • à procéder à une intégration temporelle des données pour l’analyse prospective ?
  • à réaliser l’inter-opérabilité des informations ?
  • à produire des outils de visualisation des données ainsi que des outils d’aide à la décision ?

3. Mobilités, identités et territoires
Comment articuler les territoires et les identités dans un contexte de mobilité croissante et de complexification des parcours individuels ?
Comment saisir l’articulation des différentes temporalités de la mobilité en lien avec leurs inscriptions spatiales ?
Comment questionner le territoire comme matériau de « fabrique identitaire », qu’il soit produit par l’action politico-administrative dans le cas de découpages territoriaux (maillages, frontières, territoires de l’action publique..), ou approprié – de manière individuelle ou collective – dans la formation d’un sentiment d’appartenance ?
Pourquoi le territoire est-il une ressource qui est mobilisée inégalement par les individus, les groupes et les institutions ?

4. Conflits, compromis et gouvernance territoriale
Les nouveaux enjeux de la gouvernance sont connus :

  • conflits et compromis entre des acteurs de plus en plus diversifiés,
  • concurrence entre les normes selon les contextes culturels,
  • efficience de l’action publique et des nouvelles régulations de l’échelle locale à l’échelle internationale.

Ces conflits, ces compromis et ces retards peuvent être mieux compris à partir de territoires tests.

5. Risques et territoires
La demande sociale est croissante sur le thème des risques :

  • importance des outils pour informer les acteurs de terrains sur les enjeux,
  • multiplication des études et des plans de prévention,
  • absence fréquente de préparation des autorités publiques.

Comment analyser l’ensemble de la chaîne du risque (risque naturel, risque technologique…) ? En pratiquant un décloisonnement :

  • entre les disciplines, et, entre les recherches et la demande sociale ?
  • entre les différentes composantes que l’approche territoriale permet d’intégrer (causes, souvent systémiques, aléa, crise, gestion de la crise, évaluation des vulnérabilités et prévention) ?

6. Biodiversité et territoires
La dimension spatiale des interactions entre les sociétés et la biodiversité au sein de territoires et de paysages est un poste d’observation de la co-évolution des systèmes sociaux et de la biodiversité.
Quels sont les effets des changements de la biodiversité sur les sociétés ?
Quels sont les effets d’éventuels réarrangements spatiaux d’espèces, de populations ou de gènes sur ces territoires ?
Comment gérer des masses d’informations toujours plus importantes et en tirer des recommandations pour les politiques spatialisées ?

7. Territoires et développement durable
L’agriculture est passée d’un statut décrit comme celui de « secteur du passé », au statut de « domaine d’enjeux », transversaux  et de premières importances :

  • concurrence croissante sur l’accès aux ressources agroalimentaires (sécurité alimentaire, rachats de terres)
  • protection sanitaire des consommateurs,
  • préservation des ressources naturelles,
  • maintien de la biodiversité, de la diversité culturelle. Cette transversalité a une dimension territoriale essentielle.

8. Territoire et santé
L’OMS définit la santé comme une notion transversale qui implique la satisfaction des besoins fondamentaux de la personne : affectifs, sanitaires, nutritionnels, sociaux, économiques ou culturels. Les territoires jouent un rôle important pour caractériser et comprendre le niveau sanitaire d’une population, pour analyser et mettre en œuvre les systèmes de soin, pour repérer les alertes et prévenir les risques de contagion (observatoires de santé publique).

CONCLUSIONS

1. Aucun territoire ne peut échapper en France à l’intercommunalité. Toutes les communes doivent avoir intégré une communauté dans l’année 2011.
2. Aucune commune ne peut continuer à penser son territoire de façon égoïste alors que celui-ci doit être pensé de façon solidaire, partenariale et complémentaire d’un ensemble.
3. Les communes :

  • qui ont manifesté dans le passé,
  • qui continuent de manifester aujourd’hui, ou
  • qui continueraient à manifester demain,

réticences, retards, absence de conviction, en payent – en en paieront – le prix :  une perte durable de leadership territorial, avec toutes les conséquences (identitaires, économiques,  d’infrastructures, d’équipements, d’habitat, de services aux habitants, de développement culturel…) qui en découlent.
4. Une véritable aide psycho-politique – en matière de savoir local du territoire – doit être apportée aux habitants, forces économiques, associations, élus, fonctionnaires  territoriaux… des communes en retard communautaire. Aujourd’hui, ce sont des élèves qui ont raté le bus de l’intercommunalité. Il ne faut pas qu’ils ratent le prochain.

Prochain  article : Qu’est-ce qui distingue aujourd’hui une commune en intercommunalité d’une commune qui n’est pas en intercommunalité ?

RÉFÉRENCES
1. « Intercommunalité. Le grand chambardement », Le Parisien Essonne-matin, 29 avril 2011. Article de Benjamin JÉRÔME.
« Intercommunalité. Le Nord du département dans le flou », Le Parisien Essonne-matin, 30 avril 2011. Article de Benjamin JÉRÔME.

2. Le Collège International des Sciences du Territoire (CIST) a pour objectif de contribuer à formaliser et à organiser le champ interdisciplinaire des recherches sur le territoire à une échelle française, européenne et internationale. C’est un Groupement d’Intérêt Scientifique (GIS) constitué par trois partenaires fondateurs : l’Université Paris I, l’Université Paris Diderot et le CNRS, rejoints par des partenaires institutionnels (la Datar, l’IAU-IF, l’ADEME et l’INED). Son objectif est de fédérer les unités de recherche dédiées au territoire en région parisienne, de renforcer le réseau national des unités qui composent le GIS, de renforcer leurs synergies (thématiques, méthodologie, équipements et bases de données, réponses aux appels d’offre, événements de diffusion de la recherche…), et de développer l’interface recherche/formation (cours en ligne communs, participation aux Universités Numériques Thématiques, projet de « Master International des Sciences du territoire » associant les universités parisiennes mais aussi de celles de Besançon, Lausanne, Luxembourg, Louvain-la-Neuve, Metz…).
Un prochain colloque, organisé par le CNRS (Pierre BECKOUCHE, directeur du CIST, et Chloé DIDELON, Ingénieure d’études, CIST) se tiendra à Meudon à l’automne 2011.

ANNEXE

Exemple de 14 compétences transférées par des communes à une communauté d’agglomération :

  • 1. Actions de développement économique,
  • 2. Aménagement de l’espace (SCOT, PDU, ZAC, OPAH, RHI, ORU),
  • 3. Équilibre social de l’habitat (PLH),
  • 4. Politique de la ville,
  • 5. Protection et mise en valeur de l’environnement (pollutions, nuisances, espaces verts),
  • 6. Hygiène publique (déchets ménagers, propreté urbaine),
  • 7. Équipements culturels et sportifs,
  • 8. Actions sociales,
  • 9. Voirie,
  • 10. Éclairage public, signalisation lumineuse,
  • 11. Eau potable,
  • 12. Assainissement,
  • 13. Distribution de l’électricité et du gaz,
  • 14. Aires d’accueil des gens du voyage.

 

 

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